On peut se poser la
question de l'intitulé même du 32e degré du Rite Ecossais Ancien Accepté (REAA)
: Sublime Prince du Royal Secret.
Le titre évoqué et
les deux adjectifs qualificatifs ne semblent pas poser de problème :
*Sublime = super
limen, mouvement vers le haut, visée de dépassement du seuil, de la limite.
Il s'agit là d'un adjectif qui semble avoir été utilisé chaque fois qu'on
voulait désigner un grade terminal à un moment quelconque de l'évolution d'un
système de degrés. Il apparaît dès lors comme maintenu dans l'intitulé, même si,
dans l'évolution ultérieure, le grade n'est plus terminal, mais marque
uniquement une étape qui apparaît comme significative aux Adeptes qui, de nos
jours, insistent (à tort) à discriminer entre grades REAA, importants et moins
importants.
*Prince = Princeps
est, dans le descriptif de l'organigramme de l'administration impériale romaine,
ce que nous appellerions aujourd'hui un 'chef de cabinet'. Il s'agit donc d'un
Initié auquel on reconnaît une fonction très élevée, liée, elle aussi, à la mise
en œuvre d'opérations effectuées dans le cadre d'un grade qui a été considéré
terminal. Nous avons donc, par exemple, 'Prince de Jérusalem' pour le 16e
REAA, 'Prince du Tabernacle' pour le 24e REAA, titres maintenus dans
l'intitulé bien que ces degrés ne soient pas, dans les différentes Juridictions,
toujours et partout pratiqués.
*Royal = nous avons
ici un adjectif qui peut évidemment se référer à un usage ou à une qualité
propre d'une tête couronnée, mais aussi, et conformément à l'usage anglais,
comme ayant une connotation intensive. Dans notre démarche, cela pourrait se
référer à une expérience initiatique d'une grande intensité et expliquer dès
lors des appellatifs tels que 'Art Royal', 'Arche Royale', 'Royal Hache', etc.
Titre et adjectifs
sont là des connotations propres à un grade considéré éminent, ce qui n'est pas
étonnant puisqu'il s'agit du dernier échelon de l'Ordre du Royal Secret,
l'échelle mystique qui constitue l'ossature du Rite. Tout au long du parcours,
les Adeptes ont été habitués à l'utilisation de ce genre d'adjectifs ou
substantifs marquant le caractère ultime ou qui,semble particulièrement
significatif d'une étape de la démarche écossaise.
Il en est autrement
en ce qui concerne la notion de 'Secret'. Bien que nous l'ayons rencontrée
souvent, sous la forme adjectivale ou comme substantif, dans les pratiques REAA,
la clarification qu'on pourrait en tirer reste, sur le plan des résultats, très
nuancée. La recherche étymologique étant toujours utile, 'secret' venant de
cernere précédé du renforcement se- et donc : trier en séparant en
distinguant, en mettant à part, en définitive, en rendant moins visible, en
occultant ; aucune explication particulière ne découle de cet examen ainsi que,
par ailleurs, de toute tentative ultérieure de rapprochement avec l'origine de
l'adjectif 'sacré'.
Il est, en effet,
évident que la recherche de sens ne peut ici être déconnectée du contenu
initiatique du grade faisant l'objet du présent traitement, ce qui impliquerait,
certes, l'examen attentif de l'apparat rituel spécifique qui s'y rapporte. Mais
avant d'essayer de fournir une réponse, il convient de placer les balises de
cette recherche rituelle. Quels sont les rituels qui entrent ici en ligne de
compte ?
Plusieurs rituels du
32e grade REAA, octroyés présentement par les différentes
Juridictions, sont de confection relativement récente et correspondent à des
concepts symboliques qui les soutiennent, qui les inspirent, mais qui méritent
d'être lus et vécus en pleine symbiose avec le rituel fondateur pratiqué en
1804.
On vise à souligner
par là le rôle cardinal des rituels du début du 19e siècle qu'il convient de
fréquenter assidûment afin d'en pénétrer l'unité organique avec ceux que nous
pratiquons aujourd'hui, de sorte que ces derniers soient vécus et interprétés en
fonction du concept qui a inspiré leurs ancêtres. C'est un impératif de l'esprit
consistant à maintenir la mémoire de l'origine, la conformité au message
principiel, tout en laissant un surplus de sens à découvrir notamment dans ce
que la modernité nous apporte. Ce message est indestructible dans ses effets
comme dans son énoncé; autour de lui s'unissent en communion les Frères morts et
vivants; on peut le supprimer, et avec lui le Rite; on ne peut pas le modifier.
Il s'agit plutôt, comme il est coutume dans d'autres cénacles de la pensée
religieuse, où l'on médite sur le sens des Ecritures, de revenir sans cesse à un
réexamen minutieux des écrits de l'époque fondatrice, afin d'en pénétrer l'unité
organique.
Une telle lecture
symbiotique est justifiée par la nature même des Suprêmes Conseils. Ces
derniers, comme tout le monde sait, sont des entités destinées à prospecter la
voie contemplative, la royauté transcendante, à rendre vivante dans le coeur des
Adeptes la préfiguration du Saint Empire. Construction mystique, celle-ci, qui
guide et illumine le monde, système complet et harmonieux, destiné à se porter
en exemple de tous les royaumes spirituels, oeuvre si grande et si belle, comme
le soulignent les lois fondamentales REAA, si juste et si nécessaire. De par
leur tâche mystique, les Suprêmes Conseils, expression de l'autorité impériale
transférée dans son intégralité, grâce aux reconnaissances réciproques, sur
chacun des Suprêmes Conseils des différents pays, sont des entités uniques,
elles-mêmes mystiques, ne connaissant pas de discontinuités depuis 1804 jusqu'à
ce jour.
Ainsi encadrés par ce
que j'appellerais une toile de fond, nous pouvons nous poser les questions
concernant le terme 'Secret'.
Quelle est sa nature?
Pourquoi faut-il
cacher quelque chose ?
Le Secret, ici appelé
'royal', est-il propre au 32e ?
Le Secret dont il est
question ici est le même qui a été, prudemment, révélé en Loge Symbolique aux
Adeptes et qu'il leur appartient de transmettre et de protéger. Le mode
opératoire d'appropriation de ce Secret étant la pratique rituelle, on peut en
suivre l'insertion dans la démarche écossaise à partir du grade de Maître et,
après, via le message d'Épernay dont fut porteur le chevalier de Ramsay, jusqu'à
la confection de ceux qui sont aujourd'hui les rituels du 32e.
Mais procédons dans
l'ordre.
Pour commencer, on
pourrait être tentés de recourir au Camp dont l'image ennéagonale rappelle d'une
façon emblématique les villes utopiques qui jalonnent l'imagerie littéraire dans
les siècles, en premier lieu Adocentyn, la ville illuminée par un phare central,
reprise dans Picatrix, le document attribué à Hermès, qui a été célébrée dans le
contexte de la tradition de la Renaissance. On peut bien sûr penser aussi à la
'Cité du Soleil' avec ses lumières centrales, due à la plume de Tommaso
Campanella, quelques siècles plus tard, et qui fait partie de cette même
tradition.
Néanmoins, même si
cette structure spirituelle utopique, adaptée à la démarche écossaise par des
polygones empruntant divinement la série impaire 3,5, 7, 9. peut encore rester
énigmatique, le 32e en révèle certains aspects et, en tout cas, il ne semble pas
que l'intention ait été de la cacher.
Ce qui est, par
contre, intéressant est que, compte tenu de la nature allusive de la démarche
écossaise et des particularités du Rite issu de la vision de cette époque, le
clin d'oeil implicite fait à l'esprit de la Renaissance n'est pas le fruit du
hasard. Il nous signifie que ce type de configurations appartient à un monde
ésotérique aujourd'hui disparu. Et il convient de procéder à une incursion dans
ce monde.
Quelle était l'idée
de base à laquelle la Renaissance était attachée ?
C'était l'idée d'une
doctrine secrète, transmise entre initiés et basée sur toutes les croyances du
pourtour méditerranéen, permettant d'envisager, à partir d'un Centre qui est
partout, sa circonférence n'étant nulle part, une ascension mystique, à travers
des dignités, des sphères, des hiérarchies angéliques et niveaux planétaires,
sur une échelle conduisant à l'imprégnation de la réalité divine.
L'illumination, à cet effet, découlait de la contemplation du cosmos, ou plutôt
du cosmos, tel qu'il est reflété à l'intérieur de nous.
Cela à travers la
tradition numérologique de Pythagore, les conceptions exposées dans le Timée de
Platon, les théories de Vitruve sur l'architecture, les manipulations
alchimiques à partir des quatre éléments. Sans compter le pouvoir des Noms
divins, qui, bien intégrés et incorporés dans notre esprit, auraient permis
d'avoir accès à une compréhension de la nature de Dieu et de l'univers, grâce
aussi à l'approche cabalisante; le tout comportant une connexion avec les
nombres, mesures et poids gouvernant la Création ainsi qu'avec le concept de
Temple, surtout celui de Salomon.
Le Un, on en voit
l'expansion dans les trois mondes, l'angélique, le céleste et le corruptible,
chaque monde recevant les influences du monde placé au dessus de lui.
Ce qui nous intéresse
le plus est le monde intermédiaire. Celui-ci, qui héberge planètes et étoiles,
dont on admire la régularité rigoureuse; qui est dominé par les formes
mathématiques et géométriques ; celles-ci, tout en étant incorruptibles et
éternelles, sont néanmoins accessibles à l'homme. Ces formes structurent
l'Esprit du monde et assurent la liaison entre tous les éléments de cette
grandiose réalité.
Mais le monde
corruptible aussi n'est pas sans intérêt, car l'infiltration des intelligences
suprêmes permet des fibrillations et des combinaisons des quatre éléments, ce
qui explique le besoin de s'emparer des Secrets alchimiques.
La parfaite
proportion qui caractérise le monde des intelligences suprêmes filtre, en effet,
vers le bas, jusqu'à la pierre la plus infime. L'homme, étant fabriqué à l'image
de son Créateur, ses proportions sont parfaites, elles sont célestes, ses
membres étendus entrent parfaitement dans un cercle. Ces proportions humaines et
en même temps divines définissent les mensurations du Tabernacle et dès là du
Temple de Salomon.
Or, ce Temple
mystérieux, fondé sur les lois numériques de la proportion (il est même
l'exemple le plus haut de numérologie architecturale), est l'archétype des lois
d'harmonie que le Créateur a appliqué à l'univers tout entier. En définitive,
macrocosme et microcosme correspondent parfaitement, imprégnés qu'ils sont par
l'Esprit du Monde.
Gouverné par des lois
numériques, le Tout, image vivante de Dieu, peut être interprété seulement comme
nombre, ce dernier pouvant être des lois physiques, des rythmes vocaux, des
actions morales bien ordonnées.
Le cosmos est donc
une unité organique et vivante où chaque partie est liée aux autres par des
rapports réciproques d'influence mutuelle. Si tel est le cas, pourquoi ne
serait-il pas permis à l'homme, lui-même si fondamentalement divin, si
inextricablement lié à l'Un-Tout, ayant accès à la géométrie, capable de
manipulations alchimiques sur les quatre éléments, inspiré par l'approche
cabalisante, de capter à son propre avantage les influences célestes ?
Si l'opérateur
pouvait entrer en contact avec les différents niveaux de l'Être, il pouvait non
seulement en capter un certain nombre de valeurs positives, mais même enrichir
ce niveau élevé ; et contribuer ainsi aux opérations relevant de l'Artisan
Unique (en étant à son image, devenir donc une sorte de géomètre et alchimiste
spirituel). Comment y parvenir ? Il ne suffit pas, en effet, de connaître les
arcanes du monde, d'en avoir décomposé et saisi les éléments essentiels. Il faut
être capables, pour faire commerce avec les choses divines, pour se hisser à ces
sommités, d'identifier l'outil pour y parvenir.
Certes, on sait que
l'objectif final sera de créer sur terre une Cité de Beauté et de Perfection
déjà préfigurée par les Ecritures comme la Jérusalem Céleste. Et Georges Gémiste
Pléthon, l'un des protagonistes de la première Renaissance, n'avait-il pas
préfiguré, dans ses accents prophétiques, la fin des trois monothéismes et la
venue de la cité platonicienne, architecturée en tant que rite et loi de vie?
Ces mouvances de la
Renaissance contenant déjà des éléments géométriques, alchimiques et
cabalistiques, se déplacèrent, en partant de Florence, d'abord à Venise, centre
d'imprimeries multi-alphabets, et ensuite en Allemagne, France et Angleterre ;
et ce, comme on l'a dit, du 15e siècle jusqu'à bien avant dans le 17e, justement
quand apparaissent les premières traces de la démarche qui est maintenant chère
aux Adeptes. Ces mêmes mouvances avaient imprégné des cercles restreints,
impressionnés par des pratiques obscures de reconnaissance auxquelles s'étaient
adonnées depuis quelques siècles les ateliers de maçons, encadrés par de vieux
grimoires, notamment via la transmission du Mot.
Ad obscurum per
obscurius. Parvenir au ténébreux par ce qui est
encore plus ténébreux. Ces cercles furent induits ainsi à concevoir des
pratiques rituelles répétitives, centrées sur le Nom de Dieu, constituant une
méthode permettant d'obtenir un contact avec la présence divine.
En effet, dès le
départ de l'approche maçonnique, au 17e siècle, on fait état d'une sorte de
tradition rabbinique portant sur un traitement particulier des colonnes Jakin et
Boaz, donc sur le Temple de Salomon. Au centre des échanges de reconnaissance
des Frères, ces colonnes dans leur énoncé sont porteuses de voyelles qui
permettraient, assemblées d'une certaine manière, de prononcer le Mot de
reconnaissance des Maîtres, càd le Tétragramme. L'assemblage suit la règle de
trois, car la géométrie qui est à la base des œuvres divines et humaines
présente le triangle comme la première perfection, ce qui est complet en soi et
qui n'a pas de début ou de fin, la notion même de Divin. Cette approche évolue
en montrant que trois grands Initiés seulement Salomon, le Roi de Tyr et Hiram,
ont cette faculté qui est empêchée de s'exprimer en raison de l'assassinat
d'Hiram. Le Mot est donc perdu ou plutôt occulté ; et tel il doit rester, car
posséder le Nom signifie posséder l'Être désigné et nous ne pouvons pas posséder
Dieu. Et même quand on peut penser de l'avoir retrouvé, la destruction du Temple
fait en sorte que le Grand Prêtre, le seul que la Tradition considère autorisé à
cet effet du fait du degré extrême de purification qui le caractérise, ne peut
plus le prononcer. Nom de Dieu et Temple sont donc dans cette mouvance
étroitement liés.
Si l'on reste dans ce
contexte mystique, il apparaît clairement que, dans notre démarche, le Secret
par excellence est représenté par le Mot Véritable, le Nom Divin, l'Ineffable
enfoui dans nos consciences que nous essayons toujours, dirais-je indéfiniment,
de définir, par nos pratiques répétitives, tout en sachant que nous avons à
faire avec l'Indéfinissable. Mot qui se déplace constamment au fur et à mesure
de notre avance.
Les fonctions des 3e
et 4e degrés REAA restent donc incontournables et la Mort d'Hiram représente une
nécessité pour que la Divinité même dans son essence soit exaltée et portée à ce
niveau de Splendeur qui est le fondement même de la véritable Initiation. La
non-prononciation, le fait de devoir se contenter, pour pouvoir continuer la
tâche initiatique, d'un Mot Substitué, ont, en effet, pour conséquence d'exalter
la Grandeur de Dieu. Cela explique pourquoi le Nom de Dieu reste obscur. Ce
qu'on vient de dire a mûri lentement entre 1723 et 1738, tout en étant bien sûr
implicite et en veilleuse depuis plusieurs décennies, les deux dates
représentant la première et la deuxième édition des Constitutions d'Anderson.
Mais ce qui est
encore plus significatif est que dans cette mouvance, vers la fin de cet
intervalle, le 26 décembre 1736 se greffe Epernay. En cette date et en ce
lieu-là, le chevalier de Ramsay est supposé lancer son fameux Discours. Il y
précisait que « la lettre de nos lois, de nos rits et de nos Secrets ne se
présente souvent à l'esprit qu'un amas confus de paroles inintelligibles, mais
les Initiés y trouvent un mets exquis qui nourrit, qui élève et qui rappelle à
l'esprit les vérités les plus sublimes. Il est arrivé parmi nous ce qui n'est
guère arrivé dans aucune autre société ( ...) jamais aucun frère n'a trahi notre
Secret ». Et de rappeler les vers d'Horace: Il est au silence fidèle une
récompense assurée, mais à celui qui aura divulgué les rites de la mystérieuse
Cérès j'interdirai qu'il vive sous mon toit ou s'embarque avec moi sur un
fragile esquif. Ainsi que de donner un cadre mystique du début de l'Ordre au
temps des guerres saintes dans la Palestine où princes, seigneurs et artistes
rappelèrent les signes anciens et les paroles mystérieuses de Salomon pour se
distinguer des infidèles et se reconnaître mutuellement, ces concepts étant
développés et renforcés dans la version imprimée de 1738. Tout au cours du 18e
siècle, les paroles de Ramsay et son cadre mystique furent repris dans les
nombreux rituels ainsi que dans les également nombreuses divulgations sur
l'Ordre de la deuxième moitié de ce siècle, qui se font l'écho les uns des
autres de cette vision, de différentes manières, dans un temps mythique.
Nous sommes grâce à
ces récits en présence d'une longue lignée d'Initiés et d'événements ésotériques
liés à une histoire où la fable se mêle à la chronique, dans une dimension
d'utopie et d'espoir, qui les voient confluer, via l'Ecosse, vers Paris et
Bordeaux, lieux emblématiques de la spiritualité de notre Ordre. Images de la
communion initiatique se mêlant à celles d'un Saint Empire vrai ou féerique,
sorte de Temple magnifié à la dimension de la planète. Images où la pure rêverie
se mêle à la foi, mais avec une réalité unique en perspective: la construction
du Saint Empire, schéma de dépassement de clivages, image adaptée à la
Franc-Maçonnerie comme voie aux perspectives intemporelles.
Les trois piliers de
la démarche écossaise: Construction du Temple; Centre de la visée, c’est-à-dire
la Divinité; et Lumière de l'initiation, se trouvent dès lors réunis.
Quant aux
divulgations sur l'Ordre, elles sont nombreuses et on peut difficilement les
mentionner toutes. Mais il y en a une qui doit retenir notre attention et qui
est intitulée 'Les plus Secrets mystères des hauts grades de la Maçonnerie
dévoilés, ou le vrai Rose-Croix', publiée à Jerusalem en 1766 par le chevalier
de Bérage, conseiller à la cour royale.
Après avoir indiqué
que le contenu de la divulgation permet de développer le vrai but pour lequel la
Franc-Maçonnerie a été faite et les vrais Secrets qui n'ont jamais été révélés,
le texte précise que les Infidèles s'étant emparés des Lieux Saints, où se sont
passés tous les mystères de notre ordre auguste, les Croisés se liguèrent pour
conquérir ce beau pays et chasser ces barbares d'une terre aussi respectable.
Mais les pertes considérables qu'ils subirent les obligèrent de vivre et de
rester confondus parmi les Infidèles, ce qui détermina Godefroi de Bouillon,
leur Chef, à cacher et à couvrir les mystères de la religion sous des emblèmes
et allégories. En particulier, ils cachèrent le mystère de l'édification de la
Foi sous celui de la construction du Temple et ils se donnèrent, à cet effet, le
nom de Maçons, d'Architectes ou Bâtisseurs. Ils s'assemblaient dès lors sous le
prétexte de lever des plans d'Architecture pour mettre leur vie à l'abri des
cruautés des Infidèles. Comme les mystères de la Maçonnerie ne sont dans leur
principe et ne sont encore autre chose que ceux de la religion, on fut
extrêmement scrupuleux à ne confier ce Secret important qu'à ceux dont la
discrétion était éprouvée et dont on était bien sûrs. C'est pourquoi on imagina
de faire des Grades pour éprouver ceux à qui on voulait les confier et on ne
leur donnait d'abord que le Secret symbolique d'Hiram. On ne leur expliquait pas
autre chose, crainte d'être trahi ; et on leur avait confié ces Grades comme un
moyen propre pour se reconnaître entre eux. Pour réussir plus efficacement, il
fut résolu qu'on se servirait de signes, de paroles et de marques différentes à
chaque Grade.
Il s'agit
certainement d'un texte qui dut impressionner d'une façon particulière Estienne
Morin, créateur de l'Ordre du Royal Secret, qui utilisa plusieurs phrases de ce
texte, telles quelles, pour confectionner le rituel du grade qui nous occupe
aujourd'hui et qu'il devait finaliser entre 1766 et 1771, année de sa
disparition. Comme tout le monde sait, les rituels de Morin, copiés par
Francken, constitueront l'ossature de notre Rite et seront repris pour
l'essentiel dans la collection en 33 degrés de 1804, préservée par le Dr Kloss.
Qu'est-ce qui a
poussé Estienne Morin à créer une échelle de 25 grades, une quinzaine lui ayant
été octroyés et dix autres probablement inventés par lui-même? Pourquoi, à la
fin des années '60 du 18e siècle, Estienne Morin a-t-il cru bon de donner vie à
ce Prince du Royal Secret? Quel sens avait cette opération pour lui et que
représente pour nous d'être aujourd'hui participants actifs de cette entreprise
spirituelle ?
Tout le monde a
entendu parler d'Estienne Morin, mais au fond de qui s'agit-il ?
Comme nous l'avons
fait pour la mouvance de la Renaissance, remettons-nous, pour bien comprendre
son entreprise, dans l'ambiance de cette période. Dans son 'Histoire des Sectes
Religieuses', l'Evêque constitutionnel de Blois, le fameux Abbé Grégoire, nous
donne une description très vivante de la société des francs-maçons du 18e
siècle; « Soit qu'il y ait des Secrets réels dans la société, soit que son
Secret consiste à persuader qu'elle en a, c'est toujours un attrait puissant
pour bien des gens ; on sait que les hommes aiment à se donner de l'importance
en se couvrant de voiles mystérieux ». Par ailleurs, on estime qu’au 18e
siècle des âmes inquiètes étaient, de toutes parts, en quête d'une foi nouvelle,
phénomène qui permet de constater comment s'épanche alors la pensée mystique au
sein de l'incrédulité. L'Abbé Grégoire lui-même, par ailleurs, s'était laissé
dire par le grand mathématicien Lagrange que « la franc-maçonnerie était une
religion avortée ».
Quand à Estienne
Morin, il était un négociant opérant entre Bordeaux, Paris, Saint Domingue, la
Martinique et la Jamaïque, de toute évidence passionné de franc-maçonnerie. Né à
Cahors en 1717, il apparaît s'intéresser à notre démarche bien avant ses 27 ans,
quand (nous sommes en 1744) il initie un avocat parisien aux mystères de la
perfection écossaise. Le fait d'être capturé par un bateau anglais lors d'une
traversée ne l'empêchera pas de passer les quelques mois d'emprisonnement à
Londres et à Edimbourg pour s'intéresser aux «grades sublimes» qu'il découvrira
à cette occasion. Il mourra à Kingston à La Jamaïque en 1771.
En créant une échelle
de grades, Morin n'était pas seul. Von Hund et Starck pour la mouvance
templière, Eckleff pour le rite suédois, Willermoz pour le RER sont autant de
‘Morin’ qui ont souhaité, comme l'on a souvent dit, mettre de l'ordre dans le
foisonnement de la rituélie maçonnique au 18e siècle. Mais cette mise en ordre,
était-elle vraiment le souci principal de ce genre de personnages?
N'oublions pas
l'enthousiasme mystique évoqué plus haut. On ne peut éviter de penser
qu'Estienne Morin était loin de représenter 'un accident inexplicable dans
l'histoire des idées, un phénomène solitaire. Sa voie lui était tracée ; son
auditoire préparé. Le siècle était habitué aux messies, en tout cas à ceux qui
visaient à résumer toutes les tendances mystiques dans une tentative désespérée
de système.
Le Temple,
préfiguration de la Jérusalem céleste et du Saint Empire, a été donné dans ses
mensurations par Dieu. Cela veut dire que ceux qui le rebâtissent et le
défendent participent à la Création à condition qu'ils connaissent ces
mensurations moyennant l'union mystique avec la Divinité réalisée via un rituel
répétitif de Construction. Le grand Secret qu'il faut préserver à tout prix, en
le protégeant, préservation symbolisée par la garde des Lévites au Saint des
Saints, est l'union mystique ainsi visée qui a lieu dans le coeur des Adeptes.
Union mystique qui inclue la dimension alchimique, en tant que mise en exergue
de l'approche de la Renaissance.
Gloria Dei est
Celare Verbum. L'Occultation de la Parole nous ouvre Dieu dans Sa Splendeur. C'est là, d'après
Albert Pike, le Secret par excellence, le noyau de l'approche maçonnique qu'il
propose à notre réflexion en terminant son traitement du 32e degré. Car, c’est
en cachant la Parole qu’on opère à la gloire de Dieu; Verbe qui est la
manifestation de l’Être et qui ne peut être donné en repas aux pourceaux ; d’où
la nécessité de transmettre l’enseignement uniquement à ceux qui en comprennent
la signification réelle, en le cachant sous des mots ou des apparences sorties
de l’usage ambiant, de sorte que leur vraie nature soit occultée; et les
symboles, leur fonction, est à la fois de signaler un sens plus profond
et de cacher ce même sens profond ; cette ambiguïté est une des
caractéristiques de la démarche écossaise ; si bien que le fait qu’il y ait une
présentation, par exemple de ‘type chrétien’, dit simplement que cette
présentation a été réalisée afin de cacher une vérité plus substantielle que
l’on ne voulait absolument qu’elle fût connue; distraits par l’apparence, les
ennemis de la démarche se perdent ainsi en conjectures et ne parviennent pas à
identifier la vraie signification.
Nous
comprenons mieux après cette incursion, réalisée grâce à la symbiose entre le
rituel du début du REAA et les rituels actuels, la profondeur de l’approche
écossaise, celle d'un véritable Trésor, le Secret sans fin dans la visée de
Dieu. C'est la force de la Foi écossaise. C'est le soutien de chaque Commandeur:
Soutenons À présent l’invincible
Xerxès, nous
offrons
notre
incomparable
sacré
trésor
et
nous
gagnerons
victorieusement. Ce cri de la
Foi Agissante, occultons-le, comme l'aurait fait Godefroi de Bouillon, sous
l'acronyme SALIX NONIS TENGU !
Bâtisseurs du Temple Spirituel, preux Chevaliers qui défendez les avenues
sacrées qui y conduisent, Cabalistes familiers des structures divines,
Alchimistes à la recherche du métal inaltérable, c’est-à-dire de la Splendeur de
Dieu. Voilà l'alliance invincible de ceux qui s’unissent autour du concept d’un
‘Xerxès’ appartenant à la filière des grands rois de Perse, Oints du Seigneur,
emblèmes d’une universalité impériale mystérieuse couvrant des populations
nombreuses, exemples d’un Empire qu’il ya lieu de recomposer sur terre.
Sublime Prince du Royal Secret.
Chacun
de ces éléments brille maintenant d'un éclat particulier. Le Secret, préservé et
défendu, permet à chacun des membres, parfaitement intégrés de la communion
initiatique, de réaliser une expérience mystique intense, donc vraiment
'royale'; et c'est tout à fait normal qu'on se compare à des 'Princes' ou
Directeurs de l'initiation dont le but est super limen. Ne s’agit-il pas
de faire évoluer le monde spirituel, suprasensible, vers des niveaux de plus en
plus élevés en épaisseur et en richesse d'actions créatrices, vers une royauté
d'esprit et d'amour de sorte que ce potentiel d'influence atteigne le sommet ?
N’est-ce pas la visée de l’union mystique qui permet aux cinq rayons provenant
du Centre, parfaite représentation sur terre du Principe Universel et qui
s'étendent aux plus lointains horizons initiatiques, d’atteindre les
destinataires de sorte que ceux-ci ouvrent leur esprit à la perception de
l'immanence et de la transcendance ?
Cette
incursion nous dit aussi quelque chose de plus profond.
En
fait, probablement nous nous trouvons a gérer un monde ancien, un monde disparu,
au langage et aux images duquel nous n'avons plus totalement accès. Les ouvrages
mêmes que nos Prédécesseurs lisaient, ne correspondent-ils pas pour la plupart à
des noms qui ne nous disent plus rien et même parfois difficiles à identifier
dans les grimoires-bibliothèques dont nous avons quelques traces ?
C'est
pour nous un retour en arrière : un retour à ce moment du 19e siècle (autour de
1830) où, même chez les Adeptes, un certain discours a été interrompu, un
discours privilégiant l'obscur et le confus par rapport à la pensée claire et
distincte. La négation de ce discours a réduit à la proportion la plus infime du
grand monde, notamment aux occultistes, aux voyants et aux astrologues, une
approche qui a sa raison d'être, même si elle est contraire à la raison
officielle, au politiquement correct, comme on dirait aujourd'hui.
Car,
tout réduire à ce qui est clair et distinct implique l'oubli d'une partie
importante de la réalité, d'une partie troublante, celle des impondérables, de
la mort et du songe ainsi que des forces de l'amour et de la haine qui si
puissamment nous rappellent leur existence dans la vie de tous les jours; sans
oublier la spontanéité enfantine et celle des poètes. Cette occultation de
l'obscur et du confus élimine donc une partie importante de la réalité où nous
baignons, avec laquelle nous interagissons, ce non-manifesté dont nous sentons
la présence sournoise, ce qui est probablement le plus simple et le plus
essentiel, à la richesse infinie et infiniment nuancée.
Mais
cela sollicite aussi un témoignage ému du présent, car c'est chez les
francs-maçons de Tradition et du REAA, c'est dans le petit monde ‘écossais’ que
s'est surtout réfugiée cette façon d'être et de penser. Nous avons hérité une
partie appréciable de ces cercles du 17e siècle. Les effets de cette
société ancienne se maintiennent intacts dans la mesure où les ateliers REAA
restent ce qu'ils sont, véritables bouillons d'une culture disparue, d'une
pensée vaincue dans le grand monde, dont l'audience s'est rétrécie à une peau de
chagrin. L'homme moderne a cru pouvoir renoncer à considérer cette Tradition
comme l'une des bases de son évolution spirituelle. Les cercles privilégiés REAA
restent ainsi les seuls préservateurs de ce message. En tant que récepteurs, en
tant que fils de cette Tradition, que font-ils de fondamental, en la cultivant ?
Ils se retirent dans la Tradition, ils s’y abandonnent et se remettent à Dieu
pour assurer la maturation lente de leurs âmes vers l'éveil. Par cette fidélité,
ils assurent le retour à l'expérience intérieure fondatrice et refusent la
résignation. Dotés d’un élan religieux fervent, brûlant et actif dans la voie de
la Connaissance, ils luttent pour la défense de la cause sacrée embrassée par
l’Ordre. Ils assurent le mouvement vers un Savoir nouveau et durable, vers ce
qui est semblable à leur âme immortelle, vers le monde subtil, divin, caché en
notre cœur, expression d'un arcane, d'un abîme insondable, au Secret ineffable,
en d'autres termes vers l’Invisible.
Bibliographie
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Geometry of the Visible Lodge’, Heredom, 7
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plus secrets mystères des hauts grades de la maçonnerie dévoilés ou le vrai
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