Dans
le numéro 11 de la revue MASONICA apparaissent hors-texte, sur les trois dernières
pages, comme séparés de tout contexte, trois graphiques représentant trois
“arbres séfirotiques”. La première représentation graphique est dite :
“celle de la voie de la Cabbale” ; la seconde apparaît comme une interprétation
assez libre de la signification hébraïque originelle des sefirots ; enfin, la
troisième est une intéressante superposition partielle de trois graphiques,
laquelle laisse entendre que le sens donné aux sefirots supérieures du premier
graphique inclut les sefirots inférieurs du second et ainsi de suite. Les
auteurs de cette interprétation voient là un “sens maçonnique” à leur démonstration
et laissent le lecteur à ses interrogations ; ils l’intitulent : “Kabbalah
and Freemasonry”. Il semble intéressant d’essayer d’aller plus loin et de
tenter une explication moins elliptique et plus conforme à nos attentes.
Le
terme Kabbala veut dire “tradition”,
transmission ésotérique ou transmission des choses divines. Historiquement, le
mouvement kabbaliste ésotérique juif apparaît vers 1180 en France du Sud sous
la forme d’un écrit, le Bahir (le
brillant), collection de jugements théosophiques mal écrits, d’une
quarantaine de pages, provenant de sources talmudiques anciennes et indéterminées,
mais qui joueront un rôle prépondérant dans l’expression de la mystique
juive jusqu’à nos jours, comme on le verra plus loin. Le mouvement kabbaliste
se développera rapidement en Espagne aux XIIe et XIIIe siècles jusqu’à la rédaction
du fameux Zohar, ou “livre des Lumières”,
du Rabbi Moïse de Léon qui devint une sorte de bible des Kabbalistes et qui a
pu, pendant des siècles, prétendre au rang de texte sacré au sein du judaïsme1.
Le
mouvement kabbalistique est quasiment contemporain du mouvement mystique
hassidique médiéval (de hassid : dévot)
né en Allemagne entre 1150 et 1250, à Ratisbonne, et qui ne doit pas être
confondu avec le mouvement sectaire juif hassidique moderne de Bal Shem Tov
apparu beaucoup plus tardivement, et regroupé aujourd’hui dans de petites
communautés askenaz à Anvers, Brooklyn ou Jérusalem.
L’expression
kabbalistique est essentiellement gnostique. Rappelons qu’on entend par gnosticisme
(du Grec Gnostikoi : ceux qui savent), le (s) mouvement (s) spirituel (s)
dont la doctrine tend à approfondir le sens ésotérique de toute religion. Cet
aspect de la méditation mystique n’appartient à aucune expression religieuse
en particulier. Diverses expressions de ce type se manifestent dans d’autres
“religions du Livre”. L’origine du mouvement kabbaliste est néo-platonicienne
(IIe siècle). Il s’oppose en quelque sorte à la pensée hégélienne s’appliquant
à réduire la philosophie et la théologie à la “Raison”. La gnose est ésotérique - nous venons de le voir -, éclectique,
adogmatique, et propose une forme de méditation sur l’origine de “l’Un
au-delà de l’Être” (Plotin).
En
simplifiant, on peut dire que la méditation kabbalistique est centrée sur le
concept de Dieu vivant, inconnaissable et manifesté dans ses attributs, la
multiplicité de ceux-ci ayant pour origine le Dieu unique, source de toute
existence. On étudiera plus loin l’aspect apparemment paradoxal de cette
doctrine dans le monothéisme juif.
Les
Gnostiques
Il
semble intéressant à cet endroit de faire un rapide détour chez les
Gnostiques chrétiens du début du premier millénaire avant de revenir plus
loin dans le droit-fil de notre sujet. Ils voient dans l’Ancien Testament l’œuvre
d’un Dieu du mal et dans le Nouveau la parole d’un Dieu de lumière et de
bonté. La Gnose est une doctrine fondée sur une connaissance personnelle du
Divin, une connaissance qui fait l’économie des structures ecclésiales ce
qui ipso facto la marginalise. Les
Gnostiques - notamment l’astronome Claude Ptolémée, Valentin, Marc le Sage,
etc. -, se disent les “vrais” Chrétiens, héritiers et détenteurs d’une
Connaissance supérieure que le Christ n’aurait transmise qu’à des
disciples privilégiés. On assiste alors à une crainte et une réaction de
l’Église primitive devant ce qu’on pourrait qualifier aujourd’hui de
“fondamentalisme religieux”, une forme d’élitisme, un danger d’hérésie
créateur de discordes et entraînant précisément une fragilisation de l’Église.
Irénée, évêque de Lyon (IIe siècle) dénonce violemment la Gnose ;
Hyppolite à Rome (IIIe. siècle) considère la référence à la sagesse
grecque comme ayant une influence pernicieuse sur la pensée chrétienne. En
effet, Simon le Magicien se réfère à Héraclite et Basilide à Aristote. On
sourit ici en pensant inévitablement au franciscain, personnage principal du
“Nom de la Rose” d’Umberto Eco.
Épiphane,
évêque de Salamine au IVe siècle, dénonce les Gnostiques dans son “Panarion”,
un pamphlet dans lequel il expose les “80
fausses doctrines contre une seule vérité”. D’autres contestataires réagissent,
entre autres Tertulien, Clément d’Alexandrie, jusqu’à Plotin et Porphyre
qui différencient la Gnose du néo-platonisme. Les sources bibliographiques récemment
découvertes ont permis d’approfondir et de mieux connaître ce mouvement
spirituel. Parmi ceux-ci : les manuscrits de Londres : la Pistis
Sophia, dialogues secrets entre Jésus, Marie Madeleine et les apôtres,
manuscrit de 356 pages datant du IVe siècle ; le manuscrit d’Oxford (codex
Bruce - 156 pages) : “Livre du Grand
Traité initiatique” ; le codex de Berlin : “Révélation de Jésus à ses disciples”, certains écrits du IIe
siècle comme : “l’évangile selon
Marie”, “l’acte de Pierre”,
etc. etc. mais surtout la formidable bibliothèque Nag Hammadi, collection de
papyrus découverte en 1945, œuvre considérable rédigée en sahidique,
dialecte copte de Haute Égypte datant probablement du IVe siècle apporte un éclairage
considérable sur ces questions et permet d’établir un lien très sûr avec
la mystique juive dont il est question ici.
Historique
de la mystique juive
La
mystique du Trône (IIe - Ve siècle)
Le
judaïsme n’échappe pas à la dualité d’expression commune à d’autres
religions du Livre2.
Dès le IIe siècle, certains docteurs de la Mishna
(compilation de législation religieuse datant de cette époque, d’où toute
interprétation ésotérique est exclue) proposent certains écrits qui ont pour
sujet “le monde du Trône”, lieu de la manifestation divine, ainsi que l’architecture
des différents éons3
qui la composent et apparentés aux versions des différentes Apocalypses (celles
de Pierre, de Paul, de Jacques) qui lui sont plus ou moins contemporaines. Dans
un de ces écrits, notamment le Shi’ur
qoma (mesures du corps), on trouve une description de l’apparence
corporelle revêtue par la divinité telle qu’on l’imagine sur le “Trône”4
: vision de l’incommensurable dans la démesure de la transcendance divine5,
de l’ange, suprême métamorphose d’Enoch6
.
La
mystique de la Merkaba7
(IIIe - VIIe siècle)
Le
développement ultérieur des enseignements ésotériques de la Kabbale se déroule
à Babylone entre les IIIe et VIIe siècles. On décèle dès lors certaines
influences néo-platoniciennes et néo-pythagoriciennes apparaissant dans la
symbolique des nombres. Ici encore figure la théophanie mythique du Trône présent
dans des palais ou demeures célestes8
. On voit aussi apparaître les
toutes premières références au traité cosmologique: le Sefer
Yesira (Livre de la Création) qui contient les premières évocations des sephirot, représentant les dix nombres primordiaux et les
vingt-deux lettres de l’alphabet hébraïque9
qui formeront en quelque sorte l’épine dorsale de la Kabbale.
Le
Sefer ha-bahir
Comme
on l’a vu au début de cette étude, le mouvement kabbaliste apparaît concrètement
au XIIe siècle en Languedoc et en Espagne. À cette époque voit le jour un
document fondamental dans l’évolution de la mystique : le Sefer ha-bahir qui est une sorte de compilation d’éléments
divers attribués d’une part aux autorités rabbiniques du IIe siècle, et
d’autre part issus de rédactions contemporaines de l’époque qui
contiennent des éléments provenant de la philosophie néo-platonicienne. Comme
le fait remarquer G. Sed Rajna, attaché de recherches au C.N.R.S, dans son
introduction à la Kabbale10
: “Le Sefer ha-bahir développe
une conception gnostique de l’univers. Les sefirots du Sefer Yesira, transformés
en éons (anges) du plérôme (plénitude)
divin réapparaissent revêtues d’une nomenclature symbolique empruntée au
vocabulaire des écrits gnostiques (…) L’influence des concepts gnostiques
se reflète dans la symbolique de l’arbre cosmique (l’arbre des sefirots),
lieu d’origine des âmes, dans celle de la Sagesse hypostasiée, et surtout
dans l’introduction, à l’intérieur du monde divin, d’un élément féminin
: la Présence (Shekina)”.
Voilà
qui est nouveau dans les religions dites du Livre où la glorification de la
femme n’est pas monnaie courante. Mais les mouvements mystiques du XIIIe siècle
sont atypiques ; il suffit de penser aux tensions religieuses intenses
manifestées dans le sud de la France notamment (catharisme) qui permettront
l’épanouissement culturel extraordinaire des communautés juives en dépit
des inerties propres à toute structure religieuse exotérique destinée au plus
grand nombre.
Kabbale
et Mythe
J’ai
évoqué plus haut la part importante de la mystique juive prise au cours de
l’Histoire dans le développement du Judaïsme ainsi que son côté paradoxal.
Dans son livre, G.G. Sholem, “la Kabbale et sa symbolique”11
expliquent de façon très précise le problème posé par le rapport des deux
termes Kabbale et Mythe : “Le mouvement religieux primitif du Judaïsme (…) est considéré de
tout temps comme opposé au monde du Mythe (…) La vénération de Dieu sans
image dans le Judaïsme soulignait, par cette absence d’images, le refus et même
la condamnation polémique du monde des images et des symboles propres au monde
des Mythes”. Et de préciser la différence entre la métaphore poétique
propre au prophétisme qui reste à l’intérieur de la tradition d’une pensée
narrative et la puissance symbolique de l’image mythique comme la Kabbale la
propose. Nous naviguons sur une voie parallèle où comme nous le dit G.G.
Scholem : “le mouvement par lequel
toutes les tendances mystiques au sein du Judaïsme ont trouvé comment écouler
leur ‘sève’ dans diverses ramifications et des développements souvent très
vivants”.
Au
tout début du XIIe siècle, l’indignation du monde rabbinique est très vive
devant les énonciations des kabbalistes qui tendent vers une interprétation
condamnable de la Loi (Halabé) aux
yeux de ses lecteurs. Le pair (le
brillant) paraît justement très obscur et circule entre les mains iconoclastes
autorisées qui y trouvent une provocation répréhensible - la théosophie n’étant
pas en “odeur de sainteté” si l’on peut dire -. Certains passages, comme
le paragraphe 14 du Bahir par exemple, semblent en effet pour le moins
inattendus : “Je (Dieu) suis celui qui a planté cet arbre, si bien que tout l’univers le vénère
avec enchantement, et j’ai donné forme avec lui au Tout et l’ai nommé
“Tout”; car le Tout est attaché à lui et le Tout vient de lui, tout à
besoin de lui, et ils le regardent et tremblent devant lui, et de là sortent
les âmes”12.
Nous sommes ici dans un langage parabolique dans lesquels le non-dit est à l’évidence
plus important que ce qui est exprimé au premier degré. Ici semble se
manifester en filigrane une expression ésotérique en fait commune à d’autres
expressions spirituelles13
et qui en ferait le “tronc commun”.
Il n’est pas exclu de suivre ici le théologien Paul Rici - juif
converti au christianisme et ami d’Érasme - dans son raisonnement lorsqu’il
démontre la préexistence de la Kabbale au temps du Christ et le rôle qu’elle
joua dans le fondement même du christianisme. D’autre part, l’iconoclasme
propre à la judéité réfute catégoriquement toute espèce d’évocation
d’une quelconque représentation humaine de Dieu, ce qui entraîne sans
discussion possible l’excommunication - même symbolique - du quatorzième
verset du Prologue de l’évangile de Jean : “La Parole a été faite chair”.
La
Kabbale d’Espagne
C’est
vers les années 1200 que professent des lettrés juifs comme Isaac l’Aveugle
de Narbonne à partir d’éléments spéculatifs limités à la Kabbale et
centrés sur les sephirot, en tentant
de formuler une distinction entre la manifestation de la divinité (Yoser berechit - le démiurge) et son aspect non manifesté,
inconnaissable à l’individu “même au sommet de la méditation mystique”14.
Ce qui est important de noter est l’influence toujours grandissante du néo-platonisme
dans la Kabbale qui atteint son apogée avec Azriel de Géronne (commentaire sur
les dix sefirots). Retour sans doute de la pensée grecque véhiculée par les
musulmans d’Espagne et que l’on retrouve aussi chez les Gnostiques chrétiens.
On devra se souvenir au passage de la double présence en Andalousie de : Abù al Wallid Muhammad ibn Ahmad ibn Muhammad ibn Ruchd (dit Avéroès),
l’arabe, né à Cordoue en 1126 et de : Moshe ben Maymon (dit Ram Bam ou Maïmonide), le juif, né dans la même
ville en 1135, tentant l’un comme l’autre de concilier la foi et la raison
en faisant découvrir à l’Occident ébahi… Aristote ! Un bouillonnement à
la fois spirituel et intellectuel va se manifester dans cette Espagne du XIIe siècle,
mais il serait erroné de croire à un monolithisme de la pensée kabbaliste.
Bien au contraire, à partir du XIIIe siècle des versions diverses s’opposeront,
qui enrichiront la structure même de cette pensée. Ces “cercles d’initiés
kabbalistes” pratiquent un élitisme forcené. N’a pas accès qui veut aux
groupes de ceux qui possèdent les “Clés du Royaume”, réservés à un
nombre restreint d’adeptes jugés par leurs pairs dignes de les recevoir, non
seulement au vu de leurs qualités morales - ce qui semble élémentaire - mais
aussi en fonction de critères physiognomoniques et chiromantiques s’inspirant
en cela de l’école pythagoricienne15
Le
Zohar
Entre
1260 et 1280, on voit apparaître le document principal de la Kabbale d’Espagne
qui va en fonder le cadre définitif : Le Sefer
ha-zohar (le Livre des splendeurs) de Moïse de Léon. Il est impossible ici
d’entrer dans le détail de cet ouvrage considérable. Qu’il suffise qu’on
sache qu’il constitue le sommet des thèses kabbalistiques et, en quelque
sorte, celui d’une perception du mystère de Dieu se plaçant en dehors de
toute formulation compréhensible dans la religion de la philosophie juive du
Moyen Âge tendant à s’opposer - comme on l’a vu plus haut - au monde du
Mythe, sans pour autant en nier le caractère originel, mais visant plutôt à
l’enrichir de ses spéculations. Son caractère à la fois spirituel et
intellectuel lui confère un aspect universel. Il correspond aussi à cette période
extrêmement forte de créativité et d’interprétation philosophique que
furent le XIIIe et XIVe siècle espagnol. Cette période s’achèvera
brutalement en 1492, date où les juifs seront chassés d’Espagne ou
contraints à apostasier et à embrasser la religion catholique. Certains le
firent avec bonheur. Le second général des jésuites, successeur d’Ignace de
Loyola, Diego Laynez était un “converso”16.
Force hélas est de constater que la reconquête espagnole fut un raz-de-marée
aveugle qui balaya toutes les formes d’éclectisme spirituel que les musulmans
avaient tolérées, même facilitées.
Symbolisme
de l’Arbre des sefirots
« Monde
de l’unité divine en développement, qui renferme en elle les archétypes de
tout son être. Ce monde qui, on ne l’accentuera pas assez, est un monde de
l’être divin intérieur, se répand sans rupture et sans recommencement dans
les mondes secrets et visibles de la création, qui se répètent tous dans leur
structure, cette structure intérieure divine et s’y reflètent. (…) Ce
processus n’est rien d’autre que le côté exotérique d’un événement
qui se perd au plus profond, en Dieu, et dont les étapes déterminent la forme
mythique particulière de la notion des sefirots ».17
Schématiquement
l’arbre des sefirots (fig. 1) (photo no 2) est constitué d’un graphisme de
dix sefirots. Chaque sefira a une valeur abstraite dont l’expression ne reste
que l’indication d’une direction de recherche qui est avant tout personnelle,
métaphysique. Ces sefirots sont les suivantes, de bas en haut : Malkut
(le royaume), Jesod (le fondement), Hod
(la gloire resplendissante), Netsah
(la victoire, le triomphe), Tipheret
(la beauté), Geburah (la rigueur, la
sévérité), Gedulah (la grandeur, la
magnificence), Binah
(l’intelligence, la compréhension), C’hochmah
(la sagesse), Kether (la couronne). La
réunion des trois premières sefirots hormis Malkut
(le royaume) : Jesod, Hod, Netsah
constitue le “ternaire dynamique”, Netsah
représentant le principe générateur du mouvement, Hod la loi selon laquelle s’organise l’œuvre constructive
universelle, enfin Jesod le plan déterminé
de ce qui doit se faire, l’organe générateur.
Celle
des trois sefirots suivantes constitue un “ternaire vital” : Gedulah représente le principe d’expansion généreuse qui donne
et répand la vie, Geburah les limites
de l’action vitale, C’hochmah sous
la forme de la beauté, le résultat de l’activité vitale.
L’ensemble
se situe entre EN SOPH et EN REICHIT.
En
hébreu, EN SOPH signifie : sans fin, et EN REICHIT sans commencement. L’énonciation
du concept d’EN SOPH est d’indissociable de celui d’EN REICHIT tels qu’ils
apparaissent dans le Zohar. Comme on l’a vu plus haut, ils sont présents dans
certains grades de la Maçonnerie écossaise, lesquels sont de ce fait
essentiellement liés à la Kabbale ; ils appartiennent à la tradition hébraïque
et, si celle-ci transparaît sous d’autres formes, ailleurs, et en dehors de
cette tradition, seule la métaphysique juive nous intéresse puisque c’est là
que se situe l’origine de l’Écossisme, plus spécialement dans certains des
Hauts Grades du Rite Écossais Ancien et Accepté.
La
prononciation de ces deux termes évoque l’infini ou le non fini.
Comme
on vient de le voir, la vision d’EN SOPH est indissociable de celle d’EN
REICHIT, car on ne peut raisonnablement évoquer le non fini ou l’infini en
laissant penser qu’il peut y avoir un commencement. En effet, la simple
supposition de l’existence d’un commencement laisserait penser que EN SOPH
serait de l’ordre de la finitude, donc de l’humain. Or, EN SOPH est
essentiellement et exclusivement de l’ordre du divin en tant que premier
attribut de l’Éternel.
En
confondant EN SOPH et EN REICHIT, on fait intervenir la vision d’une dimension
extra humaine, tout à la fois antérieure, postérieure à la création, et
vivante dans celle-ci, et cela interdit d’emblée toute espèce de référence
qui ne soit pas de l’ordre du divin.
Mais
l’homme étant créature de Dieu, il convient que la manifestation de Dieu en
l’homme se produise dans un “quelque part” dont la position topographique
dans le temps comme dans l’espace reste indéfinie puisque l’éternité
n’a, comme on vient de voir, ni commencement ni fin.
Ce
“quelque part” sera la conjonction des dix composants spirituels, organiques
et interdépendants de l’arbre séfirotique dont les fruits peuvent faire
penser à des micro-organismes dont chacun a sa vie et ses mouvements propres en
même temps qu’il participe, fait corps avec ses semblables, en formant avec
eux une indissoluble unité.
EN
SOPH, attribut de l’Éternel est l’émanation suprême, co-extensive à la
première sefira : Kether (la
couronne) et qui devient, dès lors, le point de rencontre entre l’esprit
saint de Dieu et l’esprit de l’homme, la couronne étant à son tour
l’image de l’homme transcendé.
Au
point de rencontre évoquée plus haut - celui de l’esprit saint de Dieu et
celui de l’homme - Dieu va se manifester d’abord par une pâle lumière, à
peine discernable dans l’obscurité ténébreuse de l’infini, dans ce qui,
aux yeux aveugles de l’homme, n’est encore qu’une apparente opacité :
celle de EN SOPH.
Cette
lumière subtile sera progressivement plus vive aux yeux qui se dessilleront et
commenceront à apercevoir les infimes traces de EN SOPH au sein de Kether.
Cette apparition sera le début d’un déploiement de cette lumière de Kether
à travers les sefirots inférieurs qui, à leur tour, s’éclaireront les unes
après les autres au fur et à mesure que la lumière divine se fera plus
intense et qui, réunies toutes ensemble, dans le réceptacle inférieur commun
à toutes : Malkut (le royaume), participeront à une manifestation de la
substance de la divinité.
Ce
chemin descendant est celui de l’initiant ; il procède de Kether. Le chemin montant, inverse procède de Malkut, c’est celui de l’initié.
On
peut remarquer ici au passage une relative correspondance à la vision du UN néo-platonicienne
exposée dans cette formule essentielle de la philosophie orphique formulée par
cette question : “Comment faire pour que
le TOUT soit UN et que chaque UN soit un soi-même ?” concept qui n’est
pas très éloigné lui-même de la préoccupation fondamentale des gnostiques :
la recherche de la connaissance de soi.
À
cet égard, l’analogie entre la Kabbale et le Gnosticisme n’est pas à
exclure bien que ce dernier soit chronologiquement antérieur. On se souviendra
que les Gnostiques furent sans conteste des hérétiques aux yeux des Chrétiens
orthodoxes de l’époque et l’on comprendra que les kabbalistes furent regardés
avec suspicion par les piétistes juifs du XII et du XIIIe° siècle.
On
peut suggérer que le flux enrichi par son « passage » à travers
les huit sefirots intermédiaires parvienne au réceptacle final commun à
toutes : Kether (la couronne), Malkut
(le royaume), personnifiant l’homme accompli.
Le
voile sur les secrets de la foi se lève alors progressivement ; c’est le
point de conjonction sacrée de deux sefirots auquel s’ajoute celui d’une
troisième qui forment ensemble alors un tout auquel s’ajoute une quatrième
et ainsi de suite, sans qu’on puisse jamais envisager une quelconque définition,
même imprécise des sefirots, fut-elle métaphysique, la conception du sens du
surgissement de celles-ci étant intimement liée à l’intuition profonde de
chacun, à cette parcelle divine que chacun possède “sur consciemment” au
plus profond de son être.
On
comprend alors d’emblée qu’il ne peut être question ici de compréhension
du phénomène, car l’apparition de la foi chez le sujet, cette communion avec
Kether et cette vision fugitive de EN
SOPH au point de conjonction, est une illumination essentiellement irrationnelle
qui trouve dans la perception des sefirots, un ordonnancement personnel qui ne
peut être partagé avec personne.
On
perçoit aussi comment peut s’opérer une projection anthropomorphique dans
les sefirots qui restent d’abord et avant tout et à jamais du domaine de
l’humain. Mais elles sont, selon rabbi Arziel de Gérone : " la force sans limites dans la limite ", ce qui les identifie à
l’homme transcendé par la connaissance divine découverte en lui-même, par
la perception simultanée des sefirots dans leur ensemble cohérent, mais aussi
à l’intérieur des limites humaines, c’est-à-dire sans qu’il y ait pour
l’homme une quelconque identification à Dieu. (2e graphique Arbre S.)
Cette
projection anthropomorphique n’est d’ailleurs pas l’apanage du judaïsme,
telle qu’on peut le voir sur la présentation de l’Adam Kadmon (fig.2)
(photo 1) ; on la retrouve notamment dans le plan du Temple de Louxor (fig.
3) (photo 3) et dans la disposition corporelle des chakras, bien qu’il ne soit
question ni dans l’un ni dans l’autre des deux derniers cas, des Sefiirots.
C’est
ici qu’on peut dire qu’elles sont pour l’homme transcendé, dans la vision
kabbalistique, une participation au Principe, mais en aucun cas une
identification à celui-ci : " la clé
de la connaissance est dans la participation directe et immédiate au Principe
", sans qu’il soit jamais fait mention d’une identification à ce
dernier. Cette vision est évidemment celle d’une introspection qui nous met
en présence de la “Grande Lumière”,
Nous
sommes manifestement parvenus à la “couronne” (Kether)
qui est la limite humaine au-delà de laquelle aucune progression plus n’est
possible.
Nous
retrouvons fréquemment cette image dans les traditions tant juive que chrétienne.
On se souviendra à cet égard du chapitre V de l’Apocalypse, au verset 3 où
la question suivante est posée : “Qui est digne d’ouvrir le Livre et d’enlever les sceaux ?”
En
conclusion - toute provisoire s’entend, car peut-on prétendre jamais conclure
la kabbale ? - il semble qu’il faille concevoir le concept de EN SOPH/EN
REICHIT comme une entité métaphysique, une tentative d’expliciter l’infini
et surtout de repousser l’impossible compréhension du divin aux limites de
l’univers. La démarche que propose la kabbale est tout à la fois mystique et
intellectuelle, un intellectualisme qui procède du sacré et non pas de la
raison. C’est la forme initiatique d’une ascèse de la pensée et non pas un
lien avec Dieu, lequel participerait d’une quelconque fulguration mystique.
C’est ainsi qu’elle trouve sa place dans la réflexion maçonnique.
On
peut comparer ici la place des sefirots dans le graphisme de l’arbre de la
connaissance au plan d’une loge maçonnique et à la position traditionnelle
des officiers de cette loge, quel que soit le Rite.
L’arbre
des sefirots et la Franc-maçonnerie
Il
devient alors intéressant de projeter la disposition de la Loge et la position
traditionnelle des officiants dans cette loge, quel que soit le rite, sur la
place des sefirots dans le graphisme de l’arbre de la Connaissance
Initiation
et mystique sont intimement liées. Quels que soient les rites dans lesquels ils
sont pratiqués, en effet, les rituels, langages symboliques par excellence,
utilisés dans la Franc-maçonnerie régulière, joignent subtilement le caractère
initiatique de leur signification symbolique à une forme de recherche
alchimique et mystique où l’irrationnel, voire le rêve et l’imagination,
ont leur place.
Tout
d’abord considérons les travaux ouverts dans une Loge consacrée régulièrement.
L’espace-temps crée entre l’ouverture et la fermeture des travaux
s’identifie à l’arbre des sefirots en ce sens qu’il constitue un ensemble
à la fois cohérent et séparé, isolé du monde extérieur (profane) au sein
duquel l’être est invité à réaliser son individuation. Intéressons-nous
ensuite à l’emplacement des plateaux des officiants dans une loge - encore
une fois quel que soit le rite -. On s’apercevra d’une similitude frappante
entre ces emplacements et la fonction de ceux qui les occupent, et celui des
sefirots dans la construction cabalistique.
Derrière
le Vénérable Maître flamboie le triangle au centre duquel se trouve l’œil
ouvert ; il figure En Soph, en quelque sorte à l’extérieur de la Loge,
à l’extérieur de l’arbre des sefirots. Ce symbole du G.A.D.L.U. n’est
pas propre à la Franc-maçonnerie ; on le retrouve dans beaucoup d’églises
chrétiennes. C’est le symbole de Dieu. L’aspect cosmique est complété à
l’Orient par le Soleil et la Lune, chacun d’entre eux symbolisant les deux
principes masculin et féminin, générateurs de toute création. Le Vénérable
Maître est, lui, à l’intérieur du périmètre séfirotique, à la place de Kether
(la Couronne), mais il est aussi C’hochmah.
Allumant la colonne Sagesse, il devient en quelque sorte la Sagesse hypostasiée. À sa droite : le frère Secrétaire. Sa position dans
l’arbre séfirotique est celle de Binah
(l’Intelligence). Le frère Orateur lui fait face partage C’hochmah avec le Maître de la Loge, mais aussi établit une
conjonction avec le frère Secrétaire : Binah
- C’hochmah (Intelligence -
Sagesse).
Les
trois Grandes Lumières de la Franc-maçonnerie sur l’autel des serments sont
la conjonction des trois première sefirots Le Volume de la Loi Sacrée, témoignage
écrit de la présence divine, est Kether ;
l’Intelligence (Binah) : le
compas, symbole de la création permanente ; C’hochmah (Sagesse) : l’Équerre, symbole de rectitude mais
aussi de pondération, de tempérance.
Dans
une loge travaillant au Rite Écossais Ancien & Accepté, le frère Trésorier
est placé à la droite du frère Secrétaire, en contrebas de l’Orient. Il
est assis à l’emplacement de Geburah,
la Rigueur (l’analogie se passe de commentaire). En face de lui, à la gauche
de l’Orateur, également en contrebas de l’Orient, se place le frère Élémosynaire.
C’est l’emplacement de Gedulah (Clémence,
Grandeur, Magnificence). Il est facile d’imaginer comment l’une et l’autre
des fonctions peuvent intervenir de manière complémentaire.
Le
centre de l’arbre des sefirots est occupé part Thipheret
(Beauté) ; c’est l’emplacement du tableau de la Loge où sont rassemblés
tous les symboles majeurs de la Franc-maçonnerie, le passage obligé de l’impétrant.
Hod (Gloire) et Netsah
(Victoire) sont à l’emplacement des deux Surveillants, mais aussi à celui
des deux colonnes du temple. Il faut noter ici que le second Surveillant
dans le Rite Écossais Ancien & Accepté est placé au centre de la colonne
du midi ; il réunit alors la double signification de Netzah
et de Gedulah (Triomphe &
Grandeur). Les emplacements de Gedulah
(Grandeur) Hod (Gloire) et Netsah (Victoire) par rapport à Tipheret
sont ceux des trois Petites Lumières : C’ochmah et Gedulah
(Sagesse - Clémence) sont complémentaires dans le concept de « Sagesse »
allumée par le Vénérable de la loge, celui de « Beauté » allumée
par le second Surveillant est présent dans Netzah
(Le Triomphe de la Beauté), enfin celui de « Force » dans Hod
(la Gloire est la Splendeur acquise par la Force).
Jesod
mérite une
attention particulière. En effet, c’est le symbole de l’impétrant entré
dans le temple les yeux bandés ; il est Fondement de l’homme en devenir,
profane directement issu de Malkut (le
Royaume) qui se situe sur les parvis du temple. Dans la démonstration explicitée
plus haut (fig. 2&3), il est remarquable de constater que, aussi bien que
sur la représentation anthropomorphique de l’arbre des sefirots projetée sur
l’Adam Kadmon que sur le plan du temple de Louxor, Jesod
se situe à l’endroit du sexe, symbole de génération (une des
significations de la lettre G), de naissance ou de renaissance. C’est la porte
obligatoire de celui qui est sur le chemin d’une connaissance renouvelée, la
voie de l’initié.
Le
temps de l’initiation
Ce
catalogue de correspondances n’est naturellement pas à prendre au pied de la
lettre. L’expression en est connue ; je ne fais que l’énoncer. En
effet, chacun doit y voir son propre itinéraire. Chacun comprendra aussi que la
cérémonie d’initiation (le baptême maçonnique du profane) n’est pas une
fin en soi ; elle n’est qu’un commencement, celui d’une longue compréhension,
d’une lente imprégnation d’un processus prophétique qui le concerne, et
lui seul, en tant qu’individu, et par lequel se manifeste la Présence divine
en chacun. L’homme part à la découverte de la Lumière, de sa Lumière.
Processus d’individuation aussi : ne pas être l’esclave stupide
d’une idéologie, ce triste credo de gens sans idées, un mouton de plus dans
le troupeau de Panurge. Se connaître soi-même, comme le disait Kierkegaard,
c’est « plonger à travers sa
propre transparence et veiller à ne pas perdre ce moi ni par son évaporation
dans l’infini, ni par son enfermement dans le Fini et, ainsi, ne pas être
qu’un humain de plus, qu’une répétition d’un éternel zéro… »
Être
initié, c’est être vrai et n’en avoir ni honte ni peur ; c’est être
celui qui réconforte de la parole et du geste ; c’est s’extravertir
pour le bonheur de quelques-uns, à défaut de tous ; c’est penser aussi,
mais penser seul et libre. La « clé du royaume », comme l’écrit
Elie Wiesel : « Celle que tu
cherches, n’est pas seulement en toi, elle est toi, elle t'ouvrira ton propre
toi-même ».
Les
Kabbalistes et les Gnostiques - leur appartenance traditionnelle finalement
importe peu - appartiennent à ce type d’hommes déclinant l’irrationnel au
milieu des conventions. La vision d’EN SOPH procède en elle-même de la prophétie.
Celle-ci n’a pas nécessairement un caractère religieux. Ainsi raconte-t-on
l’anecdote suivante : « Un matin Einstein, après une nuit agitée,
était descendu de sa chambre et avait dit à sa femme : j’ai eu une idée.
Il s’était ensuite assis au piano, avait posé son bol de café sur le bord
de l’instrument et avait commencé à jouer en répétant plusieurs fois de
suite, comme s’il se parlait à lui-même : j'ai eu une idée… Il était
alors remonté à sa table de travail, avait demandé qu’on ne le dérange
point et avait commencé une longue semaine de recherche, poursuivant son
intuition nocturne : un voyage au centre de l’idée. À la fin de cette
retraite studieuse, il avait écrit au bas d’une page : E = mC 2…
Albert
Einstein était-il un prophète ? Avait-il
entrevu EN SOPH ?
Notes
1
Gershom G. Scholem, La Kabbale – Ed. Petite
Bibliothèque Payot ; 1980, p 108 et suivantes.
2
Bien que la comparaison puisse paraître hasardeuse, on peut penser à la
mystique soufie de l’islam, laquelle est souvent entrée en contradiction
avec l’expression exotérique des piétistes musulmans.
3
De aiôn (aion) : temps, éternité. Puissances éternelles émanant de
l’Être Suprême.
4
L’idée n’est pas neuve ; on la retouve sus une autre forme dans
l’architecture sacrée égyptienne. (c.f. Schwaller de Lubicz, « Le Temple dans l’Homme ». Ed. Dervy-Livres 1979).
5
Il semble intéressant de noter au passage que ces visions de l’âme au
cours de ces pérégrinations, se retrouvent, d’après certains
anthropologues, dans les visions chamanistes phyto-hallucinogènes des Indiens
de l’Amazonie.
6
IIe livre d’Enoch VIIe siècle env.
7
Merkaba : char divin cf. Ézéchiel, chap 1.
8
On doit se souvenir ici de l’évocation de la 9e voûte au 13e
degré du R.E.A.A.
9
On peut lire dans ce domaine de lire le livre de M.A. Ouakin : Concerto
pour quatre voyelles sans consonnes, Ed. Balland 1991. Selon M.A. Ouakin : « tout texte talmudique s’ouvre par l’énoncé de l’être en Chemin ».
Le Talmud ; le Midrach, la Cabale, le hassidisme, recèlent une pensée
voyageuse. « Tu en parleras…
lorsque tu seras sur le chemin » (Deutéronome 6/7). « N’oublie
jamais que tu es voyageur en transit » (Edmond Jabès). Être
« homme de chemin », c’est tout temps être prêt à se mettre
en route : exigence d’arrachement, affirmation de la vérité nomade.
Action.
10
C. Sed-Rajana, Encyclopédie Universalis vol 9, p. 594.
11
G.G. Sholem, op.cit., p.106 et suivantes.
12
G.G. Sholem, La Kabbale et sa symbolique op. cit ., p. 109..
13
On trouve p.e. dans le 13e poème mystique soufi attribué à
Hussein Mansour Al Halaj du Xe siècle la citation suivante :
J ‘ai renié Dieu et la religion de Dieu, le reniement
Est un devoir pour moi, un péché pour le musulman
Citation qui, prise au 1e degré, entraînait une mort sans
appel.
14
G. Sed-Rajna, Encyclopédie Universalis op. cit.
15
Jamblique, Vie de Pythagore (250-330 env.)
16
Conversos : juifs convertis de plein gré au christianisme catholique
romain au XVe siècle inquisitorial espagnol. S’oppose aux « maranes »
qui continuaient leur pratique dans la clandestinité.
17
G.G. Sholem op. cit. p. 119.
|