Le
Grand Architecte de l’Univers, un des symboles les plus connus, est, pour la
FM dite traditionnelle, un des noms du Dieu révélé dans la Bible. Toutefois,
cette affirmation, paradoxalement, ne donne pas une ouverture à la mesure de
l’incommensurabilité que ce nom devrait recouvrir. Serait-ce que la Révélation,
telle qu’elle est présentée par nos prêtres et pasteurs, ne nous
permettrait guère de prendre l’envol auquel la quête d’absolu semble
pourtant nous inviter ?
Une
religiosité basée sur des croyances…
Pour
les êtres qui privilégient la recherche, il est difficile d’accepter des
croyances dogmatiques. Toutefois, si l’on se réfère à la morale, qui a
toujours été une étape de la quête spirituelle, les règles de conduite ne
prêtent guère à interprétation.
Mais
la loi "Tu ne tueras point" a été violée en toute bonne conscience
par de pieux soldats. Enfin, le contexte volatil en matière de société, de mœurs
et d’environnement invite à un réexamen des règles morales : c’est
actuellement le rôle de l’éthique.
Ainsi
les situations que rencontre maintenant l’Homme ont quelque chose en commun
avec la pédagogie des cas de management élaborée à Harvard : elles suscitent
de nombreux niveaux d’analyse, induisent plusieurs significations et les
solutions trouvées pour les résoudre ne sont généralement pas uniques.
Pourtant, dans notre univers matériel, l’esprit applique toujours une forme
perverse du principe d’identité qui, appliqué à une problématique, scande
: un problème, une solution.
Même
la philosophie de l’ésotérisme, basée sur la Philosophia Perennis et
l’unité transcendante des religions, et développée par R. Guénon et F.
Schuon, n’est pas sans problème. Facilitant au début le dialogue œcuménique,
elle devient un moule de conformité dans lequel les religions doivent entrer
pour relever de la " Tradition primordiale ". Ce dogmatisme
transcendantal a souvent rendu les disciples de Guénon intransigeants et à la
limite de l’intégrisme.
…une
autre sur la quête de sens…
Pour
beaucoup, être religieux est une quête de sens, de celui de l’univers qui
nous entoure, mais aussi de l’être, de notre vie et de notre psychisme. Ce
dernier est souvent comparé à une structure multicouche allant du particulier
à l’universel. Cette quête, souvent bafouée et profondément insatisfaite
dans notre société technico-commerciale, est vraisemblablement une des sources
du fondamentalisme. La cerner n’en est que plus important. Y a-t-il une
approche qui nous permettrait d’effleurer ce qu’est une attitude religieuse
de ce type ? Y aurait-il par exemple une intuition féconde dans l’utilisation
des mots Grand Architecte de l’Univers, pour ce qui est de la quête du sens
au sein du cosmos ?
…Et
l’utilisation heuristique d’un symbole…
S’il
y a un architecte, c’est en priorité bien celui qui, virtuel, utilise les
données de nos sens pour construire à chaque instant un univers intérieur,
reconfiguré par tous les contenus de la conscience. Qui est en mesure
d’imaginer que la conscience puisse persister sans message(s) des sens ?
Considérons
maintenant un autre Architecte, celui qui aurait construit l’univers, et dont
l’être humain, dans sa complexité, n’est qu’une infime partie, amené à
le refléter. Dans la pensée linéaire qui est souvent la nôtre,
l’architecte trace un plan en utilisant les résultats de la géométrie, la
première mathématique, mais aussi en satisfaisant aux contraintes décrites
par la statique et la physique des matériaux, avec une bonne dose
d’empirisme. Du plan à l’édifice, tout semble être dit. L’architecte
est généralement commandité pour édifier une construction qui remplit une
fonction, un but adapté à un environnement socio-historique, respectivement
culturel donné et dans le cadre d’une enveloppe budgétaire déterminée.
Qui
met en évidence l’indépendance des œuvres créatrices…
Néanmoins,
la vocation d’architecte, mais aussi l’aptitude de celui-ci à gagner des
concours, ne s’explique pas par le désir, ni par la capacité de réaliser
des ouvrages en tenant compte de multiples contraintes. Bien au contraire,
celles-ci n’apparaissent que comme les conditions cadres permettant l’émergence
du génie créateur, qui s’exprime notamment par une esthétique porteuse d’éternité,
défiant toute exégèse ultime, même si l’auteur de l’édifice semble s’être
complètement exprimé. Il en est de même dans les arts et en littérature, où,
une fois créés, les personnages des romans semblent avoir leur vie propre. Le
mystère de la production créatrice dépasse son auteur. L’intuition est
souvent vécue comme un " flash " lumineux et numineux.
Si
l’entendement humain n’est pas à même d’épuiser les significations
d’une œuvre, n’en serait-il pas de même pour un être aussi complexe que
l’Univers ?
Ainsi,
le symbole du GADL’U renvoie à une œuvre distincte de son créateur, la création,
qui lui échappe en quelque sorte, et qui, contrairement à lui, a un début et
une fin.
Est-ce
vrai pour l’Univers que nous appréhendons ? Chrétiens et scientifiques par
exemple répondent par l’affirmative : les premiers puisent leur certitude
dans la Genèse et l’Apocalypse alors que les seconds se réfèrent à une
succession d’intuitions, d’hypothèses, de modèles et d’observations,
voire d’expériences. Les Bouddhistes sont d’un avis contraire, se référant
à leur connaissance fine de la continuité des courants de conscience, de témoignages
relatifs à des contenus psychiques survivant à la mort, qu’ils rapprochent
des processus et cycles naturels. Enfin, certains astronomes ont pu élaborer
des modèles d’univers où de la matière est créée à chaque instant dans
un univers en expansion continue, dont il est difficile d’imaginer la fin et
le début.
Se
vérifiant même en mathématiques…
En
Franc-Maçonnerie, on utilise aussi l’expression "Grand Géomètre de
l’Univers" pour nommer Dieu. Un mathématicien ne se borne pas à connaître
les résultats de théorèmes et à les appliquer. Son activité se déroule
dans un monde créé par lui-même ou par un (ou plusieurs) confrère(s). Elle
lui permet de découvrir par un dur labeur les propriétés que celui-ci possède.
Tout se passe ici aussi comme si, une fois la création achevée, l’objet
produit disposait d’une autonomie qui échappe à celui ou celle qui lui a
donné naissance, puisqu’il est obligé d’en découvrir ses propriétés. On
retrouve là une des formes du mythe de Pygmalion ou du Golem de Prague.
Ainsi,
dans cette perspective, notre univers apparaîtrait inconnaissable dans sa
totalité, susceptible de plusieurs lectures toutes valides ; un univers créé
certes par Dieu, mais disposant d’une liberté qui lui échapperait.
Un
Dieu géomètre est le réceptacle de formes explicatives qui, par leur
abstraction, ont un haut degré d’immuabilité. Est-ce le cas avec les mathématiques
utilisées pour décrire l’univers ? Bien que la majorité des scientifiques
voient désormais dans les mathématiques un instrument semblable au langage,
donc contingent, le débat est loin d’être clos, et il porte en lui une autre
interrogation. Si l’Homme est fait à l’image de Dieu, est-il apte à
comprendre l’univers ? La connaissance de l’univers peut-elle être validée
? Les mathématiques sont-elles un savoir ultime?
Ou
encore…un être fait de poussières d’étoiles, porte-t-il en lui-même,
sous forme d’univers replié, les germes" de la connaissance de
l’univers, "germes" qui ne demanderaient qu’à être activés par
un input externe, un peu comme les structures cognitives de l’enfant décrites
par Piaget?
On
a maintenant de la peine à imaginer quels débats cette question a provoqués
dans le passé. Pour certains, la chute adamique rendait cette connaissance sans
objet, sans but et même dangereuse. John Dee, mage et brillant savant du
service de renseignements de la reine Elizabeth au XVIe siècle, est intéressant.
Il pensait que seul un dialogue avec les anges permettait d’apporter des réponses
ultimes. Cette pensée n’est pas sans irriguer encore les courants du "
channeling " d’un New Age vieillissant…
Et
permettant de s’interroger sur la présence de Dieu
Une
des questions suivantes, qui ne fait pas l’objet d’une approche symbolique
simple par la Franc-Maçonnerie, a trait aussi à la présence de Dieu. Est-il
toujours présent, indispensable à la pérennité de l’univers,
manifeste-t-il seulement sa présence lorsqu’on l’appelle…ou pas du tout
!? Est-il en nous comme un germe caché du Royaume de Dieu qui se manifestera à
la fin des Temps par la venue de la Jérusalem céleste ou comme une force extérieure
qui nous pénètre lorsque nous le désirons.
Cette
question de la présence de Dieu, largement débattue, qui fait l’objet
d’expériences mystiques contradictoires, n’est pas anodine. Le paradigme
darwiniste désormais dominant considère la vie comme le produit du hasard et
de la nécessité, deux forces aveugles et chaotiques. C’est probablement un
des points les plus sensibles pour les scientifiques croyants du XXIe siècle
que d’apporter des réponses porteuses d’avenir à cette question
fondamentale, qui dépasse largement le contenu des constructions théologique
du christianisme, et qui engendre une insatisfaction croissante.
Et
de le considérer comme un horloger…
Enfin,
certains maçons du XVIIIe siècle, épigones de Newton, voyaient aussi Dieu
comme un Grand Horloger. C’était se poser la relation du temps et de Dieu. Si
Dieu est un Horloger, l’univers, doté d’une structure précise et d’une régulation
robuste, évolue de manière prévisible pour qui en possède toutes les
variables, et " fonctionne " sans la présence agissante de Dieu, qui
en a été l’artisan et fixé les conditions initiales. Cette intuition semble
être contredite actuellement par la majorité des sciences, qui incluent une
part d’imprévisibilité dans leurs théories, tout particulièrement dans la
connaissance des conditions initiales…
Ce
qui permet de se poser aussi la question de la nature du temps…
De
fait, deux valorisations du temps s’affrontent en philosophie :
-
Le présentisme, qui met l’accent sur l’instant présent et considère le
passé comme dépendant de lui. Le présent conditionne aussi l’avenir. Il
influence aussi grandement notre connaissance du passé. Dieu se manifeste Ici
et Maintenant, dans nos cœurs, mais aussi par des miracles ou des événements
significatifs. L’autonomie, respectivement le pouvoir, de l’être humain,
sont importants. Nous sommes nés une fois et participerons vraisemblablement,
pour les Chrétiens, à la résurrection des corps. Nous n’aurons peut-être
pas de seconde chance.
-
L’éternalisme, qui met l’accent sur le temps comme élément continu et
valorise de manière égale le passé, le présent, l’avenir. Le passé
conditionne le présent et l’avenir pourrait bien dépendre d’autres paramètres
que le présent. Voici les racines d’un temps cyclique, du mythe de
l’Eternel retour et des cycles chers à Hésiode et à la philosophie
indienne. La condition humaine est limitée, nous portons en nous l’héritage
de nos vies antérieures et seule la libération nous permettra de sortir du
" samsara ".
À
l’échelle de la vie humaine, l’astronomie de position, les cycles
saisonniers, lunaires, journaliers, ceux des marées, offrent l’image d’une
Nature dont le temps flirte avec l’éternalisme, et qui fait apparaître périodiquement
les mêmes structures primordiales. Nous sommes proches du temps d’un Grand
Horloger, dont les mathématiques remplacent les archétypes néoplatoniciens.
À
l’inverse, la brièveté de la vie humaine, ses imprévus, le vieillissement
inévitable, sa fin parfois tragique, le "on ne se baigne jamais deux fois
dans la même rivière", le darwinisme qui institue la durée comme une
variable essentielle de l’évolution, l’intuition donnée par le deuxième
principe de la thermodynamique qui postule un degré de désordre croissant,
participent l'un et l'autre à un présentisme où la relation avec Dieu doit
prendre un caractère personnel social et culturel, contractuel souvent
antinaturel.
Et
de son rôle dans la recherche de la Connaissance en FM…
La
Maçonnerie, et tout particulièrement le REAA, entretient une relation ambiguë
avec le temps. D’une part, grâce à la philosophie des Lumières, elle hérite
d’une vision harmonieuse mais mécanique du cosmos qui valorise les cycles,
ceux de la Nature en particulier. Par sa confiance en l’Homme et en son rôle
de porteur de lumière, elle emprunte ainsi au présentisme le contrôle
essentiel que celui-ci exerce sur son environnement spatial et temporel.
Toutefois,
la relation que la Maçonnerie entretient avec la Vérité et la Connaissance
semble des plus paradoxales :
Le
Maçon qui embrasse le christianisme y voit avant tout la Vérité de
l’Incarnation du Christ et de sa promesse.
C’est
fonder la Vérité sur un événement ponctuel chargé d’une signification
ultime, une forme de présentisme du passé, pour lequel le temps qui s’est écoulé
depuis n’a qu’une importance relative.
Pour
le Maçon qui hérite de la philosophie des Lumières, la Vérité est illuminée
par le Progrès de la Connaissance scientifique et il vaut la peine de sacrifier
temps et peine pour fonder l’avenir, afin de léguer aux générations
suivantes un monde meilleur. C’est la foi en l’avenir qui garnit les
coffres-forts des banques avec l’épargne des besogneux, tout en permettant
aux riches de se servir à des taux d’intérêt faibles (il est vrai que, plus
près de la Vérité de la volatilité conjoncturelle du marché", ils en
ont une perception plus éternaliste…). "Dieu est à nos côtés" et
la fondation des Etats-Unis, le premier état démocratique libéral, basé sur
la notion de progrès, comporte, selon certains historiens américains, des coïncidences
étranges qui ne peuvent s’expliquer que par des signes d’encouragement de
La Divine Providence...
Et
de mettre en exergue un des grands défis du XXIe siècle.
Toutefois,
dans sa quête, le Maçon est aussi conduit à s’interroger sur ses origines
et à retrouver ce qu’il avait perdu. Qu’il est curieux de ne pouvoir être
complet qu’en faisant ressurgir un passé ancien !
La
perception d’une Présence divine à nos côtés, dont nous avons
l’intuition ou dont nous faisons plus rarement une expérience directe, peut
certes s’exprimer par des symboles archaïques, mais elle transcende, bien
entendu, le temps. Elle apparaît alors comme l’Ancien des jours : c’est le
règne d’Or et d’abondance de Saturne, ce dernier apparaissant à la fois
comme porte de libération et de prison, suivant que l’on réussit ou pas à
en franchir le seuil.
Savoir
scientifique et connaissance spirituelle émergent de l’Eternelle Présence et
ont chacun leur validité, comme le monde extérieur et intérieur qui les
sous-tendent. C’est certainement un des défis majeurs du XXIe siècle que
d’approfondir leur contenu respectif et leurs interfaces. La FM pourrait y
contribuer, car la pensée qui émane d’elle est au cœur de ce débat.
Ne
s’agit-il pas de deux faces d’un même Etre, comme éternalisme et présentisme
recouvrent vraisemblablement deux perceptions complémentaires de la qualité de
l’instant de la vie humaine.
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