Dans
le « Livret du Compagnon » rédigé à l’époque par notre Frère
Fritz Uhlmann, nous trouvons la phrase suivante : « Sch… - qui signifie : l’union fait la force. En hébreu, Sch… signifie
épi. » Et plus loin, au même paragraphe : « Le
nom et sa signification ne se prêtent guère à l’exégèse. »
L’eau
et l’épi
Le
terme : « Union fait la force »
ne correspond pas au sens littéral du mot ; en revanche celle d’épi
est tout à fait recevable. Et Fritz Uhlmann de ne pas mentionner que
Schibboleth se traduit aussi par « cours d’eau », « rivière ».
Michel de Saint Gall dans son « Dictionnaire des Hébraïsmes dans le Rite
Ecossais Ancien et Accepté » précise que Schibboleth a une double
signification : « épi de blé »
et aussi « courant d’une rivière ».
De la même manière, le « Dictionnaire de la Bible » de A.M. Gérard
nous donne la traduction suivante : « fleuve
ou épi ». On comprend alors facilement pourquoi l’iconographie maçonnique
représente un épi de blé au bord d’un cours d’eau.
L’exégèse
devient possible au risque de contredire le Livret du Compagnon précité. Tout
d’abord on interprétera ici la relation : « cours d’eau » en imaginant l’Élément Eau non dans un
sens profane, mais dans une vision initiatique et alchimique, c'est-à-dire
comme une entité indéfinie et subtile présente dans l’homme, trait
d’union entre le monde matériel, visible et le monde spirituel, non visible.
Le terme Eau, dans son sens ésotérique,
se retrouve dans le nom de l’outil du grade, le niveau ou « niv-eau »
(selon la kabbale phonétique chère à l’alchimiste Fulcanelli). L’eau a
aussi été associée au mot sacré Boaz ou Booz en relation aussi avec la
colonne de nuées ou d’eau. Elle s’oppose à la colonne Jakin, ou colonne de
feu. Deux colonnes accompagnaient aussi les Juifs lors de la
sortie d’Egypte.
Avant
d’aborder l’analyse du sens de Schibboleth, un constat : ce mot de passe,
incontesté et unique au 2ème grade - alors que
la confusion règne pour ceux des 1er et 3ème
grade - semble le moins bien
compris de tous, à tel point que l’on nie souvent toute exégèse possible à
son sujet. Son sens peu évident rend-il de prime abord sa compréhension
difficile d’accès ? Et l’on
se contente de répéter en chœur la leçon du Livret de Compagnon : « Epi
fait songer à la moisson et, de là, à l’œuvre du Compagnon qui doit se
couronner d’une ample récolte. ». Tout au plus évoque-t-on la
lente transmutation du germe de blé en épi, la comparant à celle de l’Initié.
Le
terme Schibboleth[1] (cette écriture a été choisie mais d’autres sont possibles en
français : Siboleth, Chibboleth etc.) est présent dans le Livre des Juges
XII - 6. Aucune analyse de ce mot
n’est possible sans une étude préalable du contexte biblique. Relisons le
texte :
Jephté
et le Jourdain
Jephté,
originaire de Galaad (se souvenir des héros de la Table Ronde), est juge en
Israël. C’est le fils d’une courtisane et d’un vaillant guerrier appelé
Galaad (du même nom que la ville). Les demi-frères de Jephté, nés de la
femme légitime de Galaad le chassent en disant : « tu
n’auras pas de part à l’héritage de notre père, car tu es le fils d’une
femme étrangère » (Juges XI - 2/3)[2]. Jephté s’enfuit dans le pays de Tob et rassemble une bande « de
gens de rien » qui font des incursions avec lui, du brigandage en
quelque sorte. Les chefs de Galaad ne trouvant pas d’autre général capable
s’adressent à lui pour combattre les Ammonites : ils seront battus par
Jephté. Quelque temps plus tard Jephté est à nouveau en guerre, cette fois
contre les Ephraïmites. Après les avoir battus, il leur coupe la retraite dans
le gué du Jourdain: « Puis Galaad s’empara
des gués du Jourdain avant que ceux d’Ephraïm y fussent arrivés. Et quand
un des fugitifs d’Ephraïm disait : - Laissez-moi passer - les gens de
Galaad lui disaient : - Es-tu Ephraïmite ? -. Il répondait : - Non -
alors ils lui disaient – Et bien, dis le mot Schibboleth ! - et il disait :
«Sibboleth» sans parvenir à bien le prononcer. Alors on le saisissait et on
l’égorgeait près des gués du Jourdain. Il tomba en ce temps-là
quarante-deux mille hommes d’Ephraïm[3]. » (Bible
de Jérusalem Juges XII - 6)
Le
fleuve diviseur, la rivière fatale
Schibboleth
joue ici le rôle de mot de passe lors du « passage d’un cours d’eau » par les Ephraïmites en
retraite et, comme par hasard, ce mot fatal, Schibboleth, signifie en hébreu
justement : « cours d’eau ».
Nous pourrions presque parler de pléonasme, mais la répétition du terme peut
signifier qu’il y a un sens caché à découvrir, lié en particulier à la
différence de prononciation. On ne peut maîtriser que ce que l’on est
capable d’appréhender avec justesse, de nommer. Il y a un lien direct entre
ce mot (ou sa prononciation) et le fait de « passer », de « pouvoir
passer » un cours d’eau, en l’occurrence le Jourdain.
Car,
dans une perspective initiatique, hermétique ou alchimique, quelle est la
signification du passage d’un fleuve ou d’une rivière ? On a quelque peu
oublié dans nos temps modernes, où le génie civil fait merveille, le caractère
infranchissable et dangereux des cours d’eau : leur tracé épousait et
épouse toujours de nombreuses frontières. Le passage d’un cours d’eau est
perçu comme une épreuve, en particulier celle de la mort, mais aussi de la
Mort initiatique. D’autre part en alchimie la Matière première de toute
chose est symbolisée souvent par l’eau, un « cours
d’eau », une « eau
permanente ». Chez les Grecs de l’Antiquité, la Terre émergée est
entourée par un océan primordial, Okéanos, dont un fleuve donne naissance au
Ciel et à la Terre. Passer le cours d’eau signifie en alchimie prendre
possession de la Matière première, l’ouvrir afin d’en extraire les deux
principes spirituels, le Soufre et le Mercure. Ce concept est aussi présent
dans une légende chrétienne; c’est l’image du géant St Christophe (le
Mercure) portant sur ses épaules le Christ enfant (le Soufre) afin de l’aider
à traverser une rivière. Le Mercure est appelé
aussi Mercure double : il est à la fois celui qui transporte hors de
l’Eau, hors de la rivière et l’Eau elle-même en tant que véhicule de
l’Esprit.
Les
deux rives d’un fleuve représentent aussi les mondes matériel et spirituel.
Ils sont séparés mais forment un tout. Le monde spirituel est dit séparé,
car il n’est pas perçu par l’homme en général. L’homme profane n’est
pas conscient de l’autre rive. Et pourtant ce monde est en nous. Passer la
rivière, faire l’effort d’aller de l’autre côté, signifie dans le
domaine initiatique accéder au monde spirituel au péril de sa vie. C’est
l’épreuve de l’Eau qui peut dissoudre à jamais notre Etre.
Les
exemples sont nombreux dans la mythologie (le passage du Styx, la barque d’Amon,
etc.) : il faut traverser un fleuve pour atteindre le royaume des Morts ou
celui des Esprits. Goethe propose le même thème dans son conte « Le
serpent vert ». En guise de dénouement, le serpent vert, symbolisant à
la fois la Matière première et l’Initié lui-même, se transforme en un pont
solide reliant définitivement les deux rives et jouant le rôle de pontife.
L’Initié vivra alors dans les deux mondes à la fois, le matériel et le
spirituel, et les réunira en un seul Etre. La traduction alchimique de ce
« pont » est celle de la fixation ou solidification du Mercure, qui
est le plus souvent symbolisé par un serpent. Il s’agit de la matérialisation
de notre Esprit, jusque-là invisible et insaisissable. Ainsi le cours d’eau
(qui peut serpenter) possède des affinités symboliques avec le serpent, car ce
dernier est aussi l’agent de la séparation et de la division, tout en
procurant la connaissance du Bien et du Mal.
Jephté
juge et libérateur de la pierre
Dans
le récit biblique la traversée est interdite à ceux qui ne savent pas
prononcer juste le mot de passe Schibboleth. Pourquoi ? Le sens des noms
utilisés nous donne-t-il des indices ? Jephté signifie : « il
ouvrira », « il libérera » ou « Dieu libère ».
Galaad signifie « dur, rugueux » ; Ephraïmite vient
d’Ephraim, « fécond ». Dans le récit biblique, Jephté délivre
les Galaadites de leurs ennemis; dans une vision ésotérique, il est celui
qui libère l’homme du joug du matérialisme exclusif en le faisant accéder
à l’autre rive, au monde spirituel, à condition qu’il prononce juste un
mot, « Schibboleth ».
En
fait c’est davantage la connaissance de Schibboleth qui libère ; Jephté
n’en est que le contrôleur, le passeur. On retrouve ici le symbolisme du
gardien du seuil. Dans son acception alchimique, Galaad (dur, rugueux), fait
allusion à la Pierre des Philosophes. Jephté de Galaad est le « libérateur
de la Pierre », celui qui fait accéder à la Pierre, qui l’ouvre, l’Initié
lui-même. Galaad est aussi le chevalier du cycle arthurien, celui qui a la
vision du Graal, vase justement identifié à la Pierre philosophale. Par
ailleurs, le rôle de la pierre dans l’oralité se trouve dans la mythologie:
c’est l’ingestion par Saturne d’une pierre, qui épargne la vie à Jupiter.
L’on dit en alchimie que Saturne est le père de la Pierre et qu’il doit la
rejeter (la libérer) après l’avoir avalée. Il symbolise la Matière première
brute de laquelle doivent être extraits les Eléments spirituels.
Une
prononciation qui tue ou qui sauve
La
première lettre de Schibboleth est Schin. C’est elle qui sauve et fait passer.
Schin c’est le Feu, le Feu salvateur, le Feu philosophique des alchimistes. Le
Feu et l’Eau sont donc les Eléments primordiaux réunis dans le mot
Schibboleth. Quel est leur lien? L’alchimie nous donne une réponse : la
Matière première n’est qu’un Feu contenu dans l’Eau, un « Feu
aqueux » (se souvenir de l’océan primordial Okéanos dont tout procède).
Le Grand Œuvre s’accomplit grâce à ce Feu philosophique. Ignis
sufficit ou bien Ignis et Azot tibi
sufficiunt écrivaient les alchimistes du Moyen Age, sous-entendant : le
Feu te suffit, ou encore le Feu et
l’Eau mercurielle te suffisent (pour accomplir le Grand Œuvre).
Si ce Feu est contenu dans l’Eau, le feu du Schin est aussi contenu
dans Schibboleth qui, rappelons-le, signifie cours d’eau. Et c’est bien la
prononciation de cette première lettre, Schin, qui fait toute la différence:
celle qui permet de passer (Schibboleth) et celle qui tue (Siboleth). Or, en
Alchimie, le Grand Œuvre n’est maîtrisé que par la connaissance et une
juste utilisation du Feu philosophique. L’on peut affirmer que Schibboleth
représente la Matière première et contient le secret du Grand Œuvre !
Les
trois lettres mères de la Kabbale
Le
Sefer Yetsirah ou Livre de la formation, un des livres clés de la kabbale séfirotique,
décrit le rapport Schin - Feu. Schin est l'une des trois lettres mères de l’alphabet
hébraïque. Les deux autres sont : Aleph, qui correspond à l’Air, et
Mem, qui correspond à l’Eau (Sefer Yetsirah ch. 3-2 version GRA-ARI) :
« Trois mères Aleph, Mem, Schin :
un grand merveilleux secret, dissimulé, scellé par six anneaux (formes). D’elles
émanent l’Air, l’Eau et le Feu... Plus loin : Il
fabriqua la lettre Schin afin qu’elle règne sur le feu. Il la couronna. Il la
combina avec toutes les autres. Avec elle, il forma le feu dans l’univers, le
chaud dans l’année et la tête dans le mâle avec ShAM et la femelle avec
ShMa. (Sefer
Yetsirah ch. 3-9 v. GRA -ARI ). Le
Sefer Yetsirah confirme la relation Feu-Schin. Il fait aussi entrevoir les
similitudes de la Kabbale et de l’Alchimie en évoquant les quatre Eléments,
clés de l’Initiation au premier grade de la
Franc-Maçonnerie.
Les
quatre Eléments, l’alchimie et la kabbale du Sefer Yetsira
Les
apports alchimiques sont essentiels pour comprendre cette cérémonie maçonnique :
le Cabinet de réflexion et les symboles du Temple comme la coupe, les deux
Lumières (Lune ou Argent, Soleil ou Or), les voyages et les quatre Eléments.
Ceux-ci étaient déjà connus bien avant Aristote, notamment chez le présocratique
Héraclite d’Ephèse. Comme en alchimie, la prééminence parmi les quatre Eléments,
dans le Sefer Yetsirah, est donnée au Feu et à l’Eau, notamment dans le
texte suivant : Trois mères
(cf. supra) : Aleph, Mem, Schin, dans l’univers sont l’Air, le
Feu et l’Eau. Les cieux sont créés à partir du Feu. La terre est créée à
partir des Eaux et l’Air se place ainsi entre les deux. (Sefer
Yetsirah 3-4 v. GRA - ARI). Seuls
le Feu et l’Eau sont créateurs.
La
similitude avec les textes alchimiques gréco alexandrins est troublante, mais
on sait que la Kabbale a été influencée par le néoplatonisme égyptien.
Le
Sefer Yetsirah permet de faire correspondre les trois lettres mères aux trois
Principes alchimiques Soufre, Mercure et Sel : Trois mères AMSh air, eau et feu. Le feu est au-dessus, l’eau est en
dessous et le souffle de l’air légifère entre eux. Il y a un signe à cela,
le feu soutient l’eau. Mem est bourdonnante, Schin est sifflant et Aleph est
le souffle de l’air qui les départage (Sefer Yetsirah GRA
ARI 6-2). L’Alchimie
dispose de trois Principes ou Pères (à faire correspondre aux trois Mères du
Sefer Yesirah). Le Soufre est au-dessus et c’est un Feu. Le Mercure est
au-dessous et c’est une Eau ; le Sel les unit en les départageant. Il
les maintient ainsi prisonniers. Il y a un signe à cela dit le Sefer Yetsirah. Ce signe est retrouvé
dans l’Alchimie : le Feu (Soufre) soutient l’Eau (Mercure) ; il
lui donne la Lumière qui vient d’en haut. Le Feu vient du haut et descend
animer « notre » Eau. C’est le feu
soutient l’eau du Sefer Yetsirah. Le Sel, comme l’Air du Sefer Yetsirah,
unit et en même temps sépare le Soufre-Feu du Mercure-Eau. En s’unissant à
eux il empêche leur réunion, comme le fleuve sépare deux rives. Si les deux
Principes sont séparés du Sel, ils peuvent alors interagir et donner une union
véritable. Le Soufre, Sel et Mercure sont des symboles de l’âme, du
corps et de l’Esprit. Le Soufre et le Mercure, c'est-à-dire l’âme et
l’Esprit, sont prisonniers du corps et doivent être libérés.
Le
Sefer Yetsirah traite aussi de la génération
des quatre Eléments. Trois mères :
Aleph, Mem, Schin, dans l’univers sont l’Air, le Feu, l’Eau. Les cieux
sont créés du Feu. La terre est créée des Eaux et l’Air se place entre les
deux. Le Feu et l’Eau, éléments générateurs, créent respectivement
les cieux et la terre. L’Air ne crée rien et se place entre eux deux. C’est
une ligne séparatrice. C’est ce qu’affirme l’alchimie à propos du Sel.
Le Sel n’a pas d’existence propre. Il n’est qu’un assemblage, une précipitation,
l’union terrestre des deux autres Principes qui apparaît sous la forme de
Matière ou Corps visible.
Un
autre passage du Sefer Yetsirah est à mettre en rapport avec l’absence d’existence
propre du Sel en tant « qu’illusion d’une réalité matérielle unique
et absolue » : trois mères : Aleph, Mem, Schin ; dans l’année ce sont le
Chaud, le Froid, le Tempéré. Le Chaud est créé à partir du Feu. Le Froid
est créé à partir des Eaux et le Tempéré de l’Air se place entre les deux.
(Sefer Yetsirah 3-5 v.GRA ARI) Le tempéré est à l’image du Sel : il
n’existe que par assemblage de chaud (Feu) et de froid (Eau).
La
Terre n’a, en Alchimie et dans le Sefer Yetsirah, qu’une importance relative ;
elle représente l’Elément le plus matériel des quatre, voué à la désintégration
(ou au renversement pour utiliser un terme qui nous est familier !). Pourtant,
elle est aussi le réceptacle d’éléments subtils qui ne pourraient sans elle
s’incarner et agir. C’est dans les entrailles de la Terre que gisent les Eléments
actifs du Grand Œuvre. C’est là qu’ils doivent d’abord être recherchés,
dans le Cabinet de réflexion pour l’Initiation maçonnique. Et c’est là
aussi le sens de l’épi de Schibboleth : le grain de blé va mourir dans
la terre pour renaître sous forme d’épi, grâce au feu et à l’eau. Vu
sous cet angle le mot Ephraïmite, qui signifie fécond, trouve un sens dans le
récit. Les Ephraïmites tués symbolisent la Mort initiatique nécessaire pour
que l’Initié se « féconde » et que germe l’homme nouveau.
Le
premier chapitre du Sepher Yetsirah décrit la formation proprement dite de l’univers :
du « Souffle d’Elohim Vivant » est issu le Souffle. Les Eaux
émanent ensuite du Souffle, puis le Feu émerge des Eaux. Cette vision de la
« création » est superposable à celle des textes alchimiques. En
alchimie il est fait référence au Souffle divin, descendu sur terre sous forme
d’une Eau mais qui devra après être sorti de cette Eau, commencer son
ascension sous forme de Feu. Le travail de l’Initié consiste à extraire le
Feu de cette Eau ou Matière, extraire le Schin de Schibboleth.
Le
Schin, le yod et le serpent d’airain.
Le
Schin, comme Elément Feu enfoui dans la profondeur des eaux, que l’on doit
extraire, est décrit par Annick de Souzenelle dans son ouvrage « La
lettre, chemin de vie ». Elle y affirme que le Schin, notre pierre des
profondeurs, contient grâce à sa forme le secret du Yod.
Or le Yod est la première lettre du tétragramme YHWH. Par extension, le
Schin est aussi détenteur du nom secret de chacun de nous, puisque l’Homme
est fait à l’image de la divinité. Il est ainsi inséparable du « sem »,
le NOM. Il est le « sem » caché dans la profondeur des Eaux et du
« non accompli »…
[4]
Dans un autre passage, Annick de Souzenelle commente le terme de « nahas »,
le serpent qui se termine par un Schin. Le serpent peut ainsi être perçu comme
celui qui conduit au Schin. Il permet à l’Homme de conquérir son identité
profonde, son noyau.
La
parenté symbolique du serpent et du cours d’eau a déjà été évoquée.
Reprenons dès lors le texte de l’Exode. « Et
Moïse fit un serpent d’airain et quiconque mordu par un serpent, regardait le
serpent d’airain, vivait ».
Lorsque les Hébreux sont mordus par les serpents et en meurent, Moïse supplie
Dieu d’intervenir. Yahvé lui ordonne de faire un «séraphin».
Etymologiquement, un « Séraphin » est un « brûlant » (
saraph, qui contient la lettre Shin signifie brûler). Le serpent est ici un «séraphin »
(les deux mots français sont de même racine) une créature clé du monde angélique,
proche de Dieu - celle qui « enveloppe, recouvre » (suph) le
principe (Yod) et diffuse son influence sous forme d’Amour divin. On retrouve
ici la fonction protectrice du Schin, mais, de manière symétrique, au plus
haut des cieux.
Le
serpent d’airain est aussi celui qui « guérit » grâce au Schin. Le séraphin
reçoit par ailleurs le feu divin, le transmet aux hiérarchies angéliques inférieures
qui, à leur tour, le distribuent à l’Homme. Le séraphin est donc la version
hautement bénéfique du serpent qui, s’il amène Dieu à mettre ses distances
par rapport au reste de la Création, est un symbole de vie. Ce serpent qui guérit,
ce seraphin qui « brûle » c’est le Feu philosophique, principal
artisan du Grand Oeuvre.
L’ambivalence
symbolique du serpent, perverti et séparateur dans la Génèse, salvateur avec
Moïse, n’est qu’apparente. Le serpent, comme la rivière, est certes agent
de séparation, de mort. Mais si on arrive à le vaincre (traverser la rivière-Schibboleth)
c'est-à-dire extraire l’élément positif caché en lui (le Schin) on
atteindra l’autre rive et la Vie éternelle. L’image du héros ou de Saint
Georges tuant le dragon n’exprime en alchimie que l’action de l’Initié
ouvrant la Matière première afin d’en extraire la Quintessence. Et souvent
dans les légendes ce dragon cache et protège jalousement des trésors….
Cette notion de serpent en tant que
« barrière ou épreuve à dépasser » est signifiée par la lettre
Tet de Satan. « Le serpent de la Genèse est satan, l’Adversaire ».
Dans son nom le Tet est un bouclier symbolisé par un serpent qui se mord
la queue….. Le serpent forme un rempart, une entité fermée, compacte. Cette
dernière barrière éprouvera l’Homme avant sa naissance au Yod,
soigneusement caché dans la pierre des profondeurs. Ontologiquement, l’adversaire
assume ici une fonction nécessaire.
Le
Schin Sauveur
La
Pierre des profondeurs est donc bien une Eau primordiale, un Feu aqueux représenté
parfois symboliquement par un serpent ou une rivière qui serpente. Annick de
Souzenelle confirme ainsi les enseignements de l’Alchimie et du Sefer Yetsirah :
le Schin est un Feu, caché dans la profondeur des eaux,
qu’il faut extraire de notre Pierre. D’autres noms contenant un Schin
sont significatifs. Le soleil se dit « Semes », mot qui contient le
Nom (sem) du Schin . En effet il est formé de Schin, Mem, Schin. Le soleil
n’est-il pas le feu par excellence ? « Es » est le feu.
« Is » (le yod au cœur du feu) est l’époux. « Issah »
est l’épouse. « Seh » est l’agneau. « Masiah » est
l’oint, donc le Messie. Dans le passé, avant que la distillation de
l’alcool soit connue, les parfums et huiles essentielles étaient extraites
par et stockées dans l’huile. Or les huiles essentielles des plantes forment
le Soufre du règne végétal. « Masiah » sans le Schin est « moah »,
la mœlle (voir le terme moahbon(e) du Maître Maçon).
Enfin,
le nom de Dieu : Jod He Vav He : Yahvé auquel on ajoute un Schin
devient, selon Athanasius Kircher et d’autres auteurs, Yod He Schin Vav He
soit Jehoshua : le Sauveur. Le Christ est ainsi le Feu philosophique,
cosmique et spirituel, qui gît en nous tous tel un mort. Si nous savons le
ressusciter, il pourra nous sauver.
En
conclusion, le Schin est notre pierre des profondeurs, dont les 3 branches
verticales forment les 3 Principes de la Pierre : le Soufre, le Mercure et
le Sel. Il est à la fois Pierre, Eau primordiale, Feu aqueux.
Le
Schin et le Tarot d’Oswald Wirth
Dans
le jeu des Tarots d’Oswald Wirth la lettre Schin est attribuée à la Lame du
Fou. On notera la consonance de Fou et de Feu dans la kabbale phonétique. Le
Fou est un voyageur ; la carte peut se placer n’importe où. Il est
insaisissable. Il ne peut être détruit. Ce sont là des caractéristiques du
feu vulgaire, de la flamme, mais aussi du Feu philosophique. Le Feu
philosophique en alchimie agit à tous les niveaux du Grand Œuvre. Aussi la
carte du Fou est-elle celle du Joker, celle qui n’a pas de numéro. Elle est
le Principe omniprésent. Ceux qui le découvrent sont considérés comme
fous par le monde profane, car leur comportement ne sera plus le même que celui
de tout un chacun.
Le
sens caché de 42 mille
Le
texte biblique où l’on voit apparaître Jephté, et auquel on se réfère au
début, dit que 42'000 Ephraïmites furent tués. On doit s’interroger sur la
signification du nombre 42 et sur sa relation avec l’alchimie et la Kabbale.
On se souvient de la signification symbolique du nombre 40 : durée de
purification, du processus de déstructuration qui précède une restructuration
ou renaissance. Les exemples sont nombreux : la quarantaine médicale, la période
de convalescence de notre corps, le temps de l’embaumement chez les Egyptiens ;
le Carême ou période de purification et pénitence avant Pâques, les 40 jours
du déluge, les 40 jours de jeune de Jésus dans le désert, les 40 ans de
traversée du désert des hébreux avant d’atteindre la terre promise. En
alchimie, l’œuvre au Noir ou Putréfaction dure 40 jours, symboliques bien
entendu. Ainsi peut-on raisonnablement extrapoler le récit biblique et affirmer
que les 42’000 Ephraïmites tués représentent une totalité de purification,
hélas dans un bain de sang – à noter que l’alchimie connaît aussi le récit
symbolique du massacre des innocents, relaté en particulier par Nicolas Flamel.
42 comme 40 représente ainsi la totalité des épreuves nécessaires avant d’être
sauvé et atteindre l’autre rive qui symbolise le domaine spirituel, et ainsi
achever le processus.
42
et l’Apocalypse
Comment
différencier plus avant le nombre 42 de 40 (42’000 Ephraïmites tués) ?
On retrouve à cet endroit la signification spécifique et particulière du
nombre 42, qui se superpose au sens général du nombre 40. En Égypte, par
exemple, avant de poursuivre leur chemin, les morts étaient jugés devant 42
juges à la tête desquels trônait Osiris. Dans l’Apocalypse de Jean, le
nombre 42 est aussi lié à une durée d’action des éléments destructeurs et
purificateurs. En effet, la Bête a une durée d’action de 42 mois. Or, cette
durée est exprimée sous trois formes différentes : 1260 jours - 42 mois
- un temps, des temps et la moitié d’un temps (trois ans et demi). Le sens y
est donc le même que dans l’Ancien Testament, car les 42’000 Ephraïmites
restent sur la rive « matérielle » et n’ont pas d’accès au
monde spirituel représentant l’autre rive. Ils sont liés à jamais à ce qui
est représenté dans l’Apocalypse par la Bête et aux épreuves qu’elle
fait subir.
L’Apocalypse
est basée en partie sur le système septimal. Le chiffre 7, lié à l’Agneau,
y représente l’homme qui accède au monde spirituel et à la perfection. Les
trois ans et demi de durée d’action de la Bête n’en sont qu’une division
(7 :2), que l’on peut interpréter comme une division et une négation.
L’utilisation du 42 est aussi en opposition au chiffre 7. 42 n’est pas
seulement un nombre fragmentaire, il est aussi le produit de 6 x 7 ; si 7
est le chiffre parfait, 6 reste en deçà et leur produit marque l’imperfection,
l’inachèvement et, pourquoi pas la pierre d’achoppement. L’on comprend
pourquoi ces chiffres sont attribués à la Bête. L’on comprend dès lors
aussi pourquoi le texte concernant le passage du Jourdain utilise le 42 pour
signifier ceux qui n’ont pu passer.
Un
nom divin de 42 lettres
La
tradition kabbalistique nous parle du nom divin en 72 lettres, mais aussi celui
de 42 lettres. Il est formé par les 42 premières lettres de la Genèse, qui décrivent
la création du Ciel et de la Terre. Ce dernier est associé à la rigueur.
Par
ailleurs, au début du Sefer Yetsirah figure une phrase : « Par
trente-deux sentiers merveilleux de la Sagesse s’établit : YAH YHWH
TSEVAOTH DIEU D’ISRAEL, ELOHIM VIVANT ROI DE L’UNIVERS EL SHADDAI ».
Or cette phrase, englobant la totalité de la divinité, est aussi constituée
en hébreu de 42 lettres.
Les
lettres Schin et Samek
Quelques
auteurs maçonniques ont étudié le sens de Schibboleth. Selon Patrick Négrier[5], Schibboleth provient de la racine schin, bet, lamed que nous
retrouvons dans les mots shoval, shevoul ou shevil et shovel. Le mot shevoul (ou
shevil) signifie « chemin, passage» (Psaumes 77, 20 et Jer. 18, 15). Cette interprétation
confirme de manière explicite le sens de « passage » du Jourdain. La cérémonie
du IIème grade est dite de Passage et le rituel dit parfois: « Passe
Schibboleth ». Le texte biblique est traduit ainsi par Patrick Négrier[6] : « Ils lui disent : - prononce : Schibboleth ! -
S’il dit : Sibolet, ils le saisissent et l’égorgent sur les passes du
Jourdain » (Jug.12,6.). Patrick Négrier écrit aussi « Or
nous savons que la lettre schin joue un rôle symbolique majeur dans la Genèse,
car cette lettre se trouve dans les mots homme (Ish) et femme (Ishah). De plus,
nous constatons en Gen. 2,23 que c’est l’homme (Ish) qui donne son nom à la
femme (Ishah). En donnant son nom (Ishah) à la Femme, l’Homme a donc prononcé
la lettre Sh (schin) qui constitue presque l’essentiel de ce nom et de son
propre nom. Nous en déduisons que l’incapacité des gens d’Ephraïm à
prononcer le Sh (schin) signifie en somme leur incapacité à prononcer tant le
nom de l’Homme (Ish) que celui de la Femme (Ishah). Il y a là certainement un
fait symbolique à méditer. En effet, le couple formé par l’Homme et la
Femme (Androgyne) se superpose symboliquement à l’ensemble du récit biblique
de la Création du monde (Gen. 1,1-2,4a) : il a donc un caractère
globalisant. Et l’incapacité des gens d’Ephraïm à prononcer le nom de
l’Homme (Ish) et de la Femme (Ishah) revient en somme à ne pouvoir assimiler
le processus rédempteur symbolisé par le récit de la Création du monde :
d’où leur égorgement. Cette interprétation peut être confirmée par le
fait qu’en disant Sibolet, les Ephraïmites prononcent un mot extrêmement
parent du mot Sivlot qui commence effectivement par un samek (S), signifie
« corvées » et apparaît précisément en Exode 1,11 ; 2,11 ;
5,4 ; 6,6. Or les « corvées » subies par les Hébreux en
Egypte avant leur Exode symbolisent l’état qui précède toute Création,
c’est-à-dire en somme toute Rédemption».
Samek
et la bête de l’Apocalypse
Les
Ephraïmites auraient, selon Patrick Négrier, prononcé la lettre Samek (
Sibolet ) à la place du Schin (Schibbolet), ce qui causa leur perte. L’auteur
insiste aussi sur le rapport entre la lettre Samek de valeur 60 et la lettre
grecque « Xi » de valeur 60.
Cette
lettre est représentée 3 fois dans le chiffre apocalyptique de 666, mis en
relation avec la Bête. 666 est le « chiffre de la Bête », car le
Samek hébraïque (S), modèle phonétique du Xi grec présent dans (666), ne
rentre pas dans la composition du mot (Ish) désignant l’Homme.Elle constitue
même une défiguration du schin (Sh) qui symbolise cet Homme (Ish). On pourrait
même dire que le Samek (S) défigure le schin (Sh) comme la Bête (symbolisée
par les lettres Samek et Xi) défigure l’Homme (symbolisé par la lettre schin)
».
Patrick
Négrier affirme donc que la différence de prononciation est due à l’utilisation
de deux lettres différentes : Schibboleth commence par Schin et Sibolet
par Samek. Cette affirmation est contredite par J.Y.Legouas[7] qui précise qu’il ne s’agit pas de deux lettres différentes mais
de la même lettre Schin prononcée de manière différente : « En fait, le Schin hébraïque possède les deux prononciations. Les
sages ont inventé un système diacritique de vocalisation de l’hébreu, afin,
est-il dit, d’en conserver la prononciation originelle, ou pour le moins celle
de l’époque de l’invention desdits signes, par les Massorètes (jusqu’au
Xème siècle, Saadya Gaon). Il existe, de fait, la possibilité de mettre un
point sur la jambe droite ou gauche du Schin, le rendant par Sh ou S. Il semble
bien que ce furent en fait les Galaadites, qui prononçaient différemment des
tribus à l’Ouest du Jourdain, et non pas les Ephraïmites qui aient eu un défaut. »
Samek
et la Pierre brute
L’interprétation
de Patrick Négrier est symboliquement séduisante. En effet, si l’on suit son
raisonnement dans une perspective alchimique, on constate que Schin est le Feu
philosophique (« divin et humain ») ; Samek est le serpent
se mordant la queue, la Bête, Satan, Saturne, mais aussi la Matière première
à l’état brut, la Pierre brute, la Matière qui emprisonne le Feu
philosophique. Ainsi peut-on différencier le Schin du Samek. Ceci se traduit en
alchimie par : « ceux qui n’ont
pas su extraire le Feu de la Matière première brute ne seront pas sauvés »,
c'est-à-dire n’accompliront pas le Grand Œuvre. Les Ephraïmites prononcent
Siboleth, et restent ainsi attachés à Samek ; ils ne savent pas retrouver
le Feu philosophique - Schin dans leur Matière. L’impossibilité d’atteindre
l’état de Ish ou Ishah - l’Androgyne primordial exprimé par Patrick Négrier
- se traduit de surcroît en alchimie par l’impossibilité d’atteindre l’état
de Pierre Philosophale. En effet la Pierre philosophale consiste en la fusion du
Corps et de l’Esprit en un seul Etre et elle est représentée souvent par un
androgyne ou un homme à deux têtes.
La
lettre Samek est attribuée par Oswald Wirth à la XVème lame des
Tarots « Le diable » (O.Wirth - Le Tarot des imagiers du Moyen age)
ou Baphomet des Templiers. Annick de Souzenelle, de son côté, interprète le
graphisme de Samek en hébreu archaïque comme un arbre à 3 branches
horizontales (en opposition aux trois branches verticales de Schin N.d.r.).
Samek vient de la même racine que « soutien », « appui ». « Si le vav ce clou de la Création
est l’Homme, le samek est l’Arbre, image directe de l’Archétype, colonne
vertébrale de la Création sur laquelle s’appuie l’œuvre divine tout entière.»
Ainsi, d’après Annick de Souzenelle le Samek est soutien de l’homme,
c’est l’arbre de la Tradition, le buisson ardent… Ces aspects
positifs contrastent avec l’aspect négatif de la lettre Samek, que j’ai décrit
auparavant. On comprend dès lors la signification duelle de Samek, comme celle
du serpent. Transformé en Schin il sera bénéfique.
Dans
sa forme de « cercle vicieux », celui de « serpent se mordant
la queue», il voilera le Schin, d’origine cosmique soit notre nature
spirituelle. Dans son aspect positif il représente néanmoins le soutien matériel
du spirituel, son véhicule (et non le spirituel lui-même). Comme tel, son
importance est grande : il est le substrat matériel du spirituel, sans
lequel aucune Opération n’est possible. Il est la clef de l’Oeuvre. Ainsi
dit le Zohar : « Lorsque le Samek quitta sa place pour se présenter
devant le Saint - béni soit-Il - et obtenir de commencer la création du monde,
il fut prié de reprendre et de conserver sans défaillance la fonction qui lui
était assignée de toute éternité. -Le Seigneur soutient ceux qui chancellent
-, lui rappelle le Saint, béni soit-Il, en clamant le verset du psalmiste, qui
commence en hébreu par le verbe «soutien» et donc par le samek. C’est
précisément à cause de ta destination que tu dois rester là, car si je t’enlevais
de ta place pour opérer la création du monde, qu’adviendrait-il de ceux qui
sont près de tomber puisqu’ils s’appuient sur toi ?»[8]
La
Matière laide et vulgaire n’est pas à rejeter, disent les alchimistes.
C’est d’elle que sortira l’or le plus pur. Schibboleth-Samek contient le
Schin. Le but de l’Oeuvre est d’extraire le Schin de Samek, afin q’il
renouvelle toute notre Nature.
Notes
[1]
Bible version synodale 1956 – éditée à Lausanne
[3]
Bible de Jérusalem, Pocket 2005, Juges XII – 6
[4]
Annick de Souzenelle, La lettre, chemin
de vie – Ed. Albin
Michel 1993
p 245.
Cet ouvrage, comme celui de Patrick Négrier, est une clé des méditations
discursives ouvertes de cet article
[5]
Patrick Négrier, Les symboles maçonniques, Ed. Télètes, 2001, p. 91
[6]
Patrick Négrier, ibid. , p. 91
[7]
J.Y. Legouas, Travaux de la Loge nationale de recherches Villard de Honnecourt,
No 14 page 185
[8]
A. de Souzenelle, ibid., p. 166
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