Née en Angleterre en
1717 dans un cadre qui ne ressemblait guère au monde dans lequel nous vivons
aujourd'hui et dans des circonstances à propos desquelles les opinions
divergent, la Franc-Maçonnerie obédientielle en près de trois siècles s'est
profondément modifiée. Cette transformation s'est faite de manière différente
selon les pays. La Franc-Maçonnerie étant un organisme vivant, ceci est
parfaitement normal. Chacun de nous a le droit de porter un jugement de valeur
sur cette évolution et cette diversité. Toutefois celles-ci constituent une
donnée dont nous devons tenir compte. Prétendre qu'il n'y a pas eu de
changements serait de l'aveuglement. Il serait naïf d'imaginer possible de
revenir en arrière
.QU'EST-CE QUE LA
FRANC-MAÇONNERIE...
Chaque Franc-Maçon -
et un certain nombre de profanes - a une conception personnelle de la Franc-Maçonnerie.
Nous pensons savoir ce qu'elle est en fonction de ce que nous avons découvert
d'elle. Nous rêvons à ce qu'elle pourrait être d'après le chemin que nous
avons parcouru. Lien entre les Francs-Maçons, l'initiation nous a été
transmise individuellement par l'intermédiaire d'un groupe au moyen de symboles
se rapportant à la notion de construction. Les outils et la légende de l'Architecte
suggèrent la chaîne qui nous rattacherait aux opératifs et le rôle concret
qui serait le nôtre à l'intérieur du monde. Le symbole du Grand Architecte de
l'Univers donne à cette initiation une dimension sacrée.
Le sacré est une
notion difficile à cerner - aujourd'hui peut-être davantage qu'hier - à
propos de laquelle Roger Caillois écrivait déjà en 1939 :
"Il n'est
possible ni de tracer les grandes lignes de l'histoire du sacré, ni d'analyser
les formes qu'il affecte dans la civilisation contemporaine. Tout au plus,
faut-il remarquer qu'il paraît devenir abstrait, intérieur, subjectif, s'attachant
moins à des êtres qu'à des concepts, moins à l'acte qu'à l'intention, moins
à la manifestation extérieure qu'aux dispositions spirituelles. Cette évolution
se trouve évidemment liée aux phénomènes les plus amples de l'histoire de l'humanité
: l'émancipation de l'individu, le développement de son autonomie
intellectuelle et morale, le progrès enfin de l'idéal scientifique, c'est-à-dire
d'une attitude ennemie du mystère, qui commande une défiance systématique, un
manque de respect délibéré... Ces nouvelles conditions faites au sacré l'ont
amené à se présenter sous de nouvelles formes : c'est ainsi qu'il envahit l'éthique..."
(L'Homme et le Sacré [éd. 1950], pp. 172-173).
Pour de nombreux
Francs-Maçons de l'Europe continentale, la caractéristique fondamentale de la
Franc-Maçonnerie est l'initiation, opération utilisant des moyens aux confins
des domaines du psychologique et du magique qui modifie celui qui la reçoit.
Pour eux l'éthique est intimement liée à la Franc-Maçonnerie à la fois par
les qualités qu'elle requiert du néophyte 1 et par certaines caractéristiques
spécifiques du symbolisme maçonnique, mais l'éthique ne constitue pas l'essence
de la Franc-Maçonnerie. Au contraire, pour la très grande majorité des
Francs-Maçons de langue anglaise " la Franc-Maçonnerie est un système
particulier de moralité, voilé sous des allégories et illustré par des
symboles ".
Le problème complexe
de la signification de l'initiation semble être éludé lorsqu'on relève chez
Bernard E. Jones, auteur d'un livre classique fort connu traitant de la
conception anglaise de la Franc-Maçonnerie :
"Initier un
homme consiste à faire de lui un Maçon, à l'admettre dans la Franc-Maçonnerie
conformément au rite maçonnique ancien, à faire de lui un Frère parmi les Maçons.
Les Ecossais expriment judicieusement cette notion au moyen du mot fraterner [brithering]"
(Freemasons' Guide and Compendium [1950, éd. 1963], p. 258).
Nos Frères
anglo-saxons ne sont cependant ni aveugles ni ignorants. Dans le même livre,
Jones prend bien soin de citer les remarques écrites en 1889 par le Frère
Speth, l'un des fondateurs de la Loge Quatuor Coronati:
"Il est curieux
de constater que la plupart des auteurs qui ont écrit sur la Franc-Maçonnerie
semblent prendre le symbolisme comme point de départ et s'estimer compétents
pour évoquer la multiplicité de ses aspects complexes sans avoir la moindre
connaissance historique digne de ce nom... Le langage du symbolisme de la
Franc-Maçonnerie ne peut pas être étudié séparément ; nous ne pouvons pas
aborder sa signification avant de nous être suffisamment familiarisés avec
celui des civilisations passées et contemporaines" (Ibid., p. 428).
Lorsqu'au sein de la
Franc-Maçonnerie nous employons le mot initiation, faisons-nous référence à
une action concrète, à un symbole ou à un mythe ? De ces mythes dont Claude Lévy
Strauss écrivait : "Un mythe ne se discute pas, il doit toujours être reçu
tel quel" (Du Miel aux Cendres [1966], p. 101) ... et se discutent si peu
que le mot " initiation " ne se trouve dans aucun texte
constitutionnel maçonnique suisse 2 ! Il ne se trouve pas davantage dans la
Constitution de la Grande Loge Nationale Française 3 mais depuis 1969 on relève
dans la Règle en douze points de la Franc-Maçonnerie 4 de cette obédience :
"La Franc-Maçonnerie
est une Fraternité initiatique qui a pour fondement traditionnel la Foi en Dieu,
Grand Architecte de l'Univers."
Ces deux textes se
trouvent respectivement au début et à la fin de l'édition 1986 de la
Constitution et du Règlement Général de la Grande Loge Nationale Française.
On rencontre par contre fréquemment le mot anglais initiation dans les articles
157 et suivants de la présente édition des Constitutions de la Grande Loge
Unie d'Angleterre....
POUR NOUS ...
La Franc-Maçonnerie
s'adresse-t-elle à tous les hommes ou à quelques-uns d'entre eux seulement ?
Peut-on l'imaginer comme une église secrète dont certains Maçons ont été
jusqu'à écrire qu'elle perpétue un enseignement gnostique ? Ou serait-ce la
religion de l'humanité future dont la vocation consisterait à rassembler tous
les hommes ? Les obédiences maçonniques n'ont-elles pas au contraire toujours
officiellement déclaré que la Franc-Maçonnerie n'est pas une religion ?
"Elle affirme la
liberté de conscience, de croyance et de pensée et repousse toute entrave à
ces libertés. Elle respecte toutes les convictions sincères et réprouve toute
opposition à la liberté de pensée" (Point IV des Principes Généraux de
la Grande Loge Suisse Alpina).
La vocation de la
Franc-Maçonnerie est pluraliste. Elle rassemble ceux qu'attire, concrètement
ou abstraitement, la notion de construction. Elle devient ainsi virtuellement
"un lieu d'heureuse rencontre" ou, selon le titre souvent porté
autrefois par des Loges d'expression française, une réunion d'élus. Élus par
une qualité indéfinissable qui les a rendus désireux et susceptibles d'être
initiés, élus par leurs Frères qui les ont reconnus.
La réalité
quotidienne ne correspond cependant pas à ce portrait idéal : négligence et
irresponsabilité ont de tout temps laissé pénétrer dans les Loges des hommes
qui ne remplissaient pas les conditions requises et demeurèrent des profanes en
tablier. D'autre part l'initiation semble produire des résultats différents
selon les hommes qui la reçoivent. Abellio remarque avec pertinence :
"L'humanité est
ce qu'elle est, et il est bien vain de prétendre y établir des hiérarchies,
les diverses tâches étant associées et complémentaires. Rappelez-vous ce
vers de la Gîta: Quel qu'il soit, celui qui agit conformément à sa nature
atteint la perfection" (Entretiens avec Raymond Abellio, Marie-Thérèse de
Brosses, 1966)....
ICI ET MAINTENANT ?
Les sociétés
initiatiques se perpétuent à travers les âges parce qu'elles servent à
transmettre la Tradition, notion constante au contenu flou pour beaucoup d'entre
nous (qui attendent qu'on leur donne la première lettre), rigide pour d'autres
(qui s'attachent à la lettre plus qu'à l'esprit) et vivante pour ceux qui
savent appliquer les paroles du Zohar: "Le sens littéral de l'Ecriture
c'est l'enveloppe, et malheur à celui qui prend cette enveloppe pour l'Ecriture-même"
(mots rappelés par Abellio dans La Fin de l'Esotérisme, 1973). "C'est l'étude
de la Loi qui soutient le monde" dit la Kabbale. Les Francs-Maçons n'ont-ils
pas cessé d'étudier la Loi ?
Il peut sembler
rassurant de rapprocher la phrase célèbre du début de la Table d'Émeraude,
"Ce qui est en haut est comme ce qui est en bas", de celle du
physicien contemporain F. Capra, "L'univers constitue un tout en état d'intercommunication"
(The Tao of Physics, 1975), puis d'en conclure un peu rapidement que rien n'a
changé. Ces phrases expriment bien toutes les deux la perception d'un rapport
caché, mais c'est ce que nous savons de l'architecture du monde auquel elles s'appliquent
qui entretemps est devenu très différent de ce qu'en connaissait Desaguliers
en 1719 lorsqu'il était Grand Maître et allait partager la responsabilité de
la première édition du Livre des Constitutions. Dans les œuvres scientifiques
et poétiques 5 de Desaguliers se retrouvent les idées admises au XVIIIe siècle
parmi lesquelles encore l'enseignement d'Hermès Trismégiste. La Tradition s'exprimait
alors, comme toujours, à travers les connaissances de l'époque.
Les "rapports
cachés" utilisent aujourd'hui des images différentes, telle celle qu'employa
Franco Selleri, professeur de physique théorique à l'université de Bari,
devant les participants au Congrès de Cordoue en 1979 :
"On a découvert...
que si la physique théorique existante est correcte, il devrait y avoir des phénomènes
de telle sorte que si, par exemple, on considère deux chaises qui sont sorties
de la même fabrique de meubles, que l'une des chaises est ici à Cordoue et l'autre
à Rome, eh bien, si je casse la chaise qui est ici et que je la mette en
morceaux, la chaise qui est à Rome tombera d'elle-même simultanément en
morceaux. C'est brutal, je le répète, mais c'est pour donner une idée du
problème qui se pose" (Science et Conscience - Les Deux Lectures de l'Univers,
Stock 1980).
Il me semble que
"cette idée du problème qui se pose" n'a guère retenu l'attention
des Francs-Maçons du XXe siècle. Que ceux qui trouveraient cette phrase
injuste veuillent bien prendre conscience de ce que, dans les loges, la musique
entendue est presque toujours celle du XVIIIe siècle, le nom sans doute le plus
fréquemment prononcé, celui de Goethe. Ceci n'est sans doute pas un hasard,
mais la traduction d'un état d'esprit : pour nombre de Francs-Maçons
contemporains, la Tradition se confond non pas avec ce que nous avons reçu de
précieux du passé mais, d'une manière générale, avec tout ce qui n'est pas
d'aujourd'hui. Un rituel qualifié " d’ancien " pourra parfaitement
avoir été rédigé au siècle dernier par des incompétents, son âge seul
risque de le rendre digne d'attention. Si on excuse l'irrespectueuse comparaison
suivante, il existe des gens pour lesquels on mange mieux au restaurant pour la
seule raison qu'on s'y trouve ailleurs. " L'ailleurs " de beaucoup de
Maçons contemporains est bien souvent le passé indéfini.
Les recherches des
Loges et des Francs-Maçons semblent se partager entre cette adoration injustifiée
du passé et l'interrogation abstraite d'un avenir utopique. Elles ne s'appliquent
que rarement au présent qui est mal connu, mal-aimé et considéré comme tabou.
Explorer le présent peut sembler singulier pour un Groupe de Recherche maçonnique,
mais cette exploration ne serait sans doute ni infructueuse ni inutile.
NOTES
1. Art. 53 de la
Constitution de la GLSA: "Peuvent être admis comme membres d'une Loge des
hommes libres de bonne réputation, dont les conceptions et le comportement éthique
les font apparaître comme dignes d'admission".
2. Les mots employés
dans la Constitution de la GLSA sont admis, admission et reçus (art. 53 à 61
& 70). Le vocabulaire employé dans les Principes maçonniques généraux de
la GLSA est intéressant : il utilise à plusieurs reprises l'expression
Alliance maçonnique et fait une fois allusion à la tradition de l'Ordre. Par
contre les mots Maçonnerie (ou Franc-Maçonnerie) de Saint-Jean sont utilisés
à trois reprises dans les quatre premiers articles de la Constitution, mais
nulle part ailleurs.
3. Cette Constitution,
approuvée en 1915 (cf. Mellor, La Grande Loge Nationale Française, 1980, p.143),
est toujours en vigueur.
4. Le texte de cette
Règle est dû au Frère Jean Granger et fut approuvé par le Souverain Grand
Comité en 1968.
5.
Ainsi dans le poème de 1728 intitulé The Newtonian System of the World, The
Best Model of Government (cité par Prigogine et Stengers : La Nouvelle Alliance,
1979). Newton avait proposé Desaguliers comme membre de la Royal Society en
1714.
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