Les anthropologues
nous enseignent que les hommes, pour survivre, vivent en communauté, comme la
plupart des animaux. Les modèles humains les plus anciens, restés intacts,
notamment en Amazonie et en Australie, consistent en quelques dizaines d’individus.
Les Inuit, non moins isolés, ne peuvent subsister qu’en restant associés en
petits villages. D’autres exemples abondent.
La vie en communauté
n’est possible que s’il y règne une autorité de nature tribale. On assiste
partout au même schéma : un chef, des notables et le reste de la population.
Dans le même esprit, les problèmes interpersonnels et communautaires doivent
être régis par un code, une règle qui fonctionne pour chacun, moyennant
intervention des chefs, par la persuasion, par la force au besoin.
Au-delà des
activités courantes consacrées à l’habitat, à l’alimentation, à l’habillement,
à l’autodéfense vis-à-vis des communautés voisines, les membres du groupe
tribal ressentent le besoin de structurer mentalement le mystère de la vie et
de le relier, en un ensemble cohérent, à toutes les activités sociales,
familiales et personnelles.
Il leur est nécessaire
d’expliquer l’environnement, les saisons, la cohabitation avec les animaux
et les plantes, l’enfantement, la maladie, la mort, etc. Toutes les
civilisations, toutes les cultures ont tenté, avec un succès inégal, de
trouver une réponse adéquate à l’ensemble de ces questions. Ils ressentent
intimement le besoin de se préserver des aléas des forces de la nature :
inondations, sécheresses, tremblements de terre, éclipses, la foudre, etc. Ils
recherchent désespérément la cause de toutes choses, ainsi que le "Père
protecteur". "À la recherche d’une explication, le primitif a
inventé des divinités anthropomorphes, il anthropomorphise la nature. À la
recherche d’une explication, ]le primitif (a inventé des divinités
anthropomorphes, il anthropomorphise la nature". (Paul Diel, Le symbolisme
dans la Bible, Ed. Payot 1975/1996, p. 23)
Les solutions trouvées
autour du globe terrestre varient à l’infini. De l’animisme aux sectes, des
traditions orales à la philosophie, du pluralisme au monisme, de l’autoritarisme
au libre-arbitre, chaque groupement humain s’est forgé un système de pensée
et d’action qui puisse obéir aux critères de cohérence logique et d’harmonie.
"Dans la conséquence des images mythiques, l’exigence immanente d’unification
harmonieuse est transcendée et apparaît comme l’expression de la volonté
divine". (Diel, ibid. p. 34)
Cette œuvre de création
d’un système à caractère religieux - qui englobe dans les sociétés dites
primitives et traditionnelles la totalité de l’activité humaine - résulte
d’un travail en commun, mis au point après de multiples tâtonnements, de
rectifications, de réajustements, parfois de "révélations". Pour
aboutir à un corpus codifié, qui acquiert force de loi. Jean-Jacques Rousseau
parle de contrat social.
Il s’agit dans ce
domaine d’un phénomène objectif, observable de l’extérieur - par les
anthropologues notamment - et dont la structuration mentale et collective se déroule
dans des conditions très semblables d’un bout à l’autre de l’univers.
Lorsque le choix a
été officialisé, le système est imposé - par la force si nécessaire - du
haut de l’échelle sociale jusqu’aux échelons les plus bas. Il se considère
être le seul authentique et légitime, le dépositaire de l’autorité supérieure,
le seul à délivrer la vérité vraie. Il justifie d’autant plus sa légitimité
qu’il terrasse victorieusement les oppositions "d’infidèles"
venant de l’extérieur ou de l’intérieur.
Le mécanisme
collectif visant à résoudre le mystère suprême aboutit à la création
d’un panthéon ou d’un dieu, d’une entité innommée, douée d’une force
et d’une volonté supérieures, qui reste à jamais inconnue. C’est un
processus humain purement collectif. Le groupe humain (clan, tribu) crée Dieu
à son image, une image mystique, idéalisée et anthropomorphique.
Dès lors, toujours
aux yeux de l’observateur extérieur, aucune religion ne saurait exercer un
ascendant sur une autre. Toutes se valent, dans les milieux où elles existent.
Chacune détient sa vérité et personne ne peut valablement les départager.
Leur pérennité est confirmée par le fait que, constamment, de nouveaux
groupes religieux se créent, prétendant avoir trouvé une autre vérité supérieure
; d’autres meurent, car elles ont manqué leur cible.
L’ethnologue
constate également, dans chaque croyance majeure, la présence de deux degrés
de compréhension de leur système : le degré exotérique et le degré ésotérique*.
Le niveau exotérique convient à la majorité, qui y trouve le réconfort de
certitudes officiellement établies. Une petite minorité se détache de cette
structure dogmatique et coercitive afin de rechercher un niveau supérieur de
spiritualité. Ainsi naquirent, dans la nuit des temps, les microgroupes d’initiés,
instruits dans le secret de techniques accessibles à une seule minorité de
personnes capables de s’ouvrir - par étapes successives - à des univers
insondables.
Les exotérismes nés
sur le globe terrestre sont légion. Par définition, ils demeurent antinomiques,
concurrents, inconciliables, car porteurs d’un poids culturel, d’une évolution
historique divergente. Ils se livrent souvent à des luttes d’influence, à
des exclusions, à des génocides culturels. L’histoire humaine est profondément
marquée par ces conflits où la Raison d’État est intimement imbriquée dans
le substrat socio-religieux.
En revanche, les ésotérismes
échappent aux querelles de suprématie. Oeuvrant chacun dans son "fief",
ils poursuivent leur quête de l’absolu. Parvenus à un niveau de dégagement
supérieur, ils recherchent en définitive la même chose, cette paix intérieure
qui est la même finalement pour tous ceux qui font l’effort de l’atteindre.
En définitive, les ésotérismes les plus divers convergent sur ce sommet.
Cette même vérité explique à son tour l’inanité pour les ésotéristes de
se mesurer, de se combattre. Ils laissent cela aux exotérismes.
Mais il est aussi
évident que, sans exotérisme dûment constitué, il n’est pas de voie
permettant d’atteindre les sommets de l’ésotérisme. Chaque religion génère
- sans nécessairement le vouloir - ses chercheurs de l’absolu. Il est dès
lors nécessaire de concevoir un système prenant ses repères à partir d’un
autre, spirituellement moins exigeant, plus terre-à-terre, à la manière
d’une pyramide. Dans l’ordre chronologique, on voit apparaître le judaïsme/la
Kabbale, le christianisme/la Cabale chrétienne, l’Islam/ le Soufisme.
De collectif à sa
base, accessible à tous, chaque système exotérique génère des groupuscules
d’initiés qui se distinguent par leur individualisme, par leur envol vers des
sphères inatteignables, indicibles, associées à la notion de divin. Divin
toutefois configuré selon l’image formulée dans la conscience collective. Généralement,
ce divin se nomme Dieu. "Pourtant, nous croyons encore à l’existence
personnelle d’un Dieu unique". (Diel, ibid. p. 37)
Alors qu’est au
juste le divin ? Est-ce cette entité, cette notion de l’absolu que l’on
recherche à l’extérieur de soi-même, quelque part dans l’infini, ou bien
ce divin se trouve-t-il enfoui dans les replis cachés de la structure mentale?
Les inspirations dites divines, dans les domaines religieux, artistique, littéraire,
musical, etc. Viennent-elles "d’en haut", ou profondément "du
dedans" ? Le cheminement mental est si mystérieux qu’il devient
difficile, voire impossible de déterminer leur réelle origine.
Mais dès que
l’on adopte le parti pris d’une origine supérieure extracorporelle, on opte
infailliblement pour la notion exotérique, celle que s’invente le groupe
social. L’option concerne les sociétés primitives et traditionnelles, entièrement
soumises aux influences religieuses et prélogiques. Avec une sécularisation
envahissante, déclenchée par les Lumières puis par les découvertes
scientifiques et le positivisme, l’analyse sociale repose dès le XIXe siècle
sur des constatations objectivables et, depuis Emile Durkheim, par la
psychologie collective, la sociologie.
La recherche ésotérique,
en revanche, mobilise des mécanismes psychiques du subconscient, de l’inconscient.
La méditation, l’introspection, la recherche de la connaissance de soi découlent
fondamentalement de complexes et sinueuses démarches mentales. Essayer de les décrire,
de les objectiver dans un discours cartésien tient de la gageure. Comment
traduire en paroles ce qui est indicible ?
En Maçonnerie le
processus initiatique, intimement couplé avec une vie sociale, dite fraternelle,
passe aussi par deux stades, aucunement dissociables et se succédant
imperceptiblement*. Le premier, à caractère avant tout exotérique, consiste
en un apprentissage de la nomenclature, des mécanismes, de l’histoire, des règles
de vie collective. Le grade de Compagnon comporte de timides incursions dans le
domaine de l’inconnu mental. Mais dès le grade de Maître, on aborde de
plain-pied l’ésotérisme qui mène au centre de l’être.
Certains ont voulu
voir en la Maçonnerie un Ersatz de religion. Bien des auteurs se sont penchés
sur ce phénomène, sans parvenir à une conclusion définitive. Alors que
certains éléments font une allusion visible ou masquée au milieu judéo-chrétien
qui l’a nécessairement bercé dès sa naissance, son processus initiatique se
distancie résolument de tout système de croyance exotérique. La Maçonnerie,
fondamentalement a-dogmatique, n’est pas une solution, plutôt un cheminement,
partant de l’exotérisme, vers un horizon résolument ésotérique.
On ne peut exclure
une similitude certaine entre l’ésotérisme des grandes religions et celui de
la Maçonnerie. Toutes procèdent d’une recherche intérieure menée sans relâche
et sans concession. Les tentatives de description de ce cheminement intérieur
se multiplient. Depuis C.G. Jung, on commence à pouvoir cerner ce monde inconnu
et inconnaissable. Mais la distance qui nous en sépare est sidérale. Là réside
le vrai mystère incommunicable de la Franc-Maçonnerie.
* Averroès avait déjà
constaté qu’il existe une dualité de sens, au niveau de l’interprétation,
pour la loi divine : le sens extérieur et le sens intérieur. La foule peut se
contenter du premier, les philosophes doivent aller jusqu’au second.
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