Une voix prophétique s’élevait déjà il y a un demi-siècle, lorsque
Albert Lantoine affirmait : Le rôle actif de la Franc-Maçonnerie que les
circonstances… l’obligeaient à prendre, est fini. Elle n’est plus "
à la page ". Et même - soyons cruel – elle ne compte plus… Les partis
politiques… n’ont plus besoin d’elle. Ils la considèrent même avec l’humeur
indulgente dont nous témoignons auprès des vieillards qui s’obstinent à ne
pas comprendre que leur heure est passée (1)
Cette opinion semble partagée par le grand public d’aujourd’hui. Plus de
cinquante ans après, et partout dans le monde maçonnique, des cris d’alarme
s’élèvent, des inquiétudes s’expriment. En Amérique - d’où le vent
vient souvent - on déplore une perte continuelle et sensible des effectifs (2)
En Allemagne, certains comparent la Maçonnerie aux systèmes moyenâgeux : L’état
actuel de la Franc-Maçonnerie est triste (3)
En Suisse aussi, les effectifs stagnent. Les statistiques, en chiffres absolus,
révèlent que depuis 1980 le nombre de membres de la GLSA est resté étonnamment
stable (4). En revanche, en chiffres relatifs, la comparaison avec la population
totale devient consternante : 0,000527 %. Quelle infime minorité censée agir
sur le plan profane !
Cette même inquiétude s’exprimait du reste dans les conclusions de l’ouvrage
précité (5). Pour mieux situer le problème, reprenons les grandes lignes de
ces conclusions.
Les Maçons… dans un acte de foi, le seul peut-être, ont admis une fois pour
toutes la responsabilité de l’individu dans son propre destin et de l’Homme
dans le destin de l’Humanité et du monde (6). La transformation s’opère,
comme chacun sait, en deux phases :
1) le travail de l’individu sur lui-même ;
2) son action sur le monde.
C’est à ce niveau que s’installe une dichotomie fondamentale. Personne
ne remet en question la première phase : elle relève de l’indicible
processus initiatique faisant intervenir notamment l’action du sacré, du
numineux. Depuis la naissance de la Franc-Maçonnerie moderne en 1717, beaucoup
d’initiés se sont contentés de cette action, négligeant l’autre. On
retrouve ici déjà le clivage bien connu entre Modernes et Anciens.
Selon que l’on privilégie l’une ou l’autre de ces actions, il s’ensuivra
un engagement diamétralement opposé, que ce soit au niveau de l’individu, de
la Loge ou de l’obédience. Au risque de paraître égoïstes, ceux qui préconisent
l’option du renfermement sur soi même choisissent en réalité une solution
de facilité. Sans dénigrer cet attrait, conjoint aux bienfaits de la fraternité,
l’amitié, la convivialité et la charité, il est évident que le dessein
et l’emprise sociale de la Maçonnerie s’en trouvent singulièrement
affaiblis. Nous y reviendrons plus avant.
Se situant sur l’autre versant, la GLSA, dans les conclusions précitées,
souhaite orienter son action vers l’éducation bien comprise : "reconstituer
les valeurs morales", agir sur l’éducation des nouvelles générations",
"combler le fossé entre les pays pauvres et les pays riches", enfin
"promouvoir le respect des droits de l’homme" (7). Mais la GLSA,
dans son analyse de quelques tâches à remplir, pressent le danger : s’il y a
crise, c’est plutôt par rapport aux valeurs sociales de la Franc-Maçonnerie
et à ses rapports avec la société civile (8).
En effet, si on se place sur un plan sociologique, comme le fait notre F\ Hübler
à propos d’une déclaration publiée par la GL Unie d’Allemagne en octobre
2000, sur le problème si important de la xénophobie : le côté partiellement
grotesque [de cette action] consistait dans le fait que personne dans le pays ne
s’intéressait si et sur quoi la Maçonnerie s’exprimait (9). En dernière
analyse, la déclaration à la presse ne servait qu’à rassurer les Frères en
leur donnant à croire qu’ils avaient fait quelque chose contre la xénophobie
!
Notre F... Hübler poursuit en citant deux causes majeures, liées et
co-responsables, à l’origine de ce manque d’impact et d’influence (10) :
- La première cause réside dans le profil intellectuel des Frères
: à la naissance de la Maçonnerie spéculative, on comptait de nombreux Maçons
parmi les grands esprits de l’époque, engagés dans une action sociale,
intellectuelle et politique (11). Dès la moitié du XIXème siècle, les Loges
étaient devenues des clubs (précédant les Rotary, Kiwanis, Lions, etc.)
où l’on recherchait surtout les honneurs. Puis, depuis une cinquantaine d’années,
la Maçonnerie est devenue le lieu de rencontre de la petite bourgeoisie. Les
politiciens, les artistes et les décideurs de l’économie brillent par leur
absence. Si le caractère d’égalité maçonnique est agréablement conforté,
en revanche l’ancienne nature élitaire de l’Ordre se voit évincée.
- La deuxième cause, relative au caractère humanitariste de la
Franc-Maçonnerie, est désormais accomplie. Un Frère fondateur de la Maçonnerie
spéculative qui, par miracle, observerait notre société, constaterait que
les valeurs pour lesquelles il luttait sont largement entrées dans les mœurs
: les droits de l’Homme, l’égalité des droits, le développement de la
personnalité, la démocratie, l’Etat de droit, etc. se sont banalisés, même
si par endroits il subsiste encore des lacunes. Le problème théorique et
intellectuel a été résolu ; ainsi la Franc-Maçonnerie humanitaire est
devenue superflue (12). Sans doute reste-t-il encore fort à faire, mais les
problèmes pratiques font l’objet d’organismes profanes institutionnalisés
: l’assistance sociale, les caisses maladie, les assurances de rente, l’Amnesty
International., Médecins sans Frontières, les partis, les "pasteurs"
des rues, etc.
Ainsi, une "plate-forme" maçonnique fondée sur les Lumières est
devenue superflue, car les politiciens ont eu largement l’occasion de les défendre
contre les tenants de la puissance : politique, religieuse et féodale.
Le F... Hübler poursuit en posant la question cruciale de savoir si le but,
pourtant noble et exigeant, de porter l’héritage des Lumières dans les
milieux, petits-bourgeois (respect pour la démocratie et pour son prochain, les
œuvres caritatives, la fraternité et les autres idéaux maçonniques) peut être
atteint par notre Ordre. Car nos moyens de communication n’y sont pas adaptés
: ni les planches les mieux ciselées, ni les débats contradictoires, ni les thèmes
d’étude si bien rédigés soient-ils, ne sont en mesure d’agir sur le monde
profane, ni en étendue, ni en profondeur (13).
Finalement la Maçonnerie se résume en une association - nostalgique - pour
la conservation de la tradition, juste capable de rehausser l’ego de quelques
gens sans lustre et motivés par la cordonite (14), un peu à la manière d’associations
folkloriques et costumières. Ainsi le mouvement maçonnique serait parvenu au
dernier stade de son développement (15), parce que les questions modernes d’actualité
ne sont plus susceptibles de trouver réponse, ni dans la terminologie ni dans
une prétendue philosophie maçonnique. L’auteur cite la technique génétique,
l’invasion de l’information par Internet, la globalisation qui lamine les
particularités culturelles régionales et bien d’autres. Toutes ces questions
ne trouvent plus de solution au travers d’une conception classique, éclairée
et humanitaire du monde et de l’homme (16).
Au fur et à mesure que le contexte change, il devient impératif de
reformuler les idées et les concepts, ce que peu de gens osent faire et ce qui
se traduit par un conservatisme sclérosant. Bien au contraire, selon Hübler,
il convient de réactiver l’impact du rituel et du symbolisme afin de trouver
la vérité applicable à l’époque présente, grâce aux enseignements des
Anciens. En ce sens, il rejoint Lantoine lorsque ce dernier martèle qu’il
faut, pour que ce magnifique instrument de perfectionnement intellectuel et
moral que fut et que doit être la Franc-Maçonnerie, reprenne "force et
vigueur"… pour se confiner dans l’exercice de la pensée pure (17).
Lantoine préconise aussi la pratique de l’altruisme qui doit être conditionné
et ne pas s’étendre sottement à l’humanité entière (18) et il nous
encourage à ne pas se laisser aller au sentimentalisme qui n’est plus qu’un
facteur de faiblesse (19).
En viendrait-on à la frustration des va-t-en-guerre progressistes et à un
retour aux sources vers l’introspection dépourvue de rayonnement social ? Les
tenants des deux tendances s’équilibrent par alternance (ou succession, ou
coexistence ?) en un mouvement de balancier aussi vieux que notre Ordre.
Désillusionné par la politisation des Obédiences françaises et au terme
de quarante ans d’appartenance, Lantoine préconisait dans ce livre, devenu un
classique, l’abolition des puissances maçonniques et l’indépendance des
Loges. Personne aujourd’hui ne songerait à recourir à une solution aussi
radicale et destructrice. Mais il y a fort peu de chances que la réponse vienne
de l’Obédience suisse, dont les fonctions administrative et représentative
ne lui laissent guère de moyens d’action sur le mal qui gronde.
Le F... Hübler, quant à lui, ne propose en définitive qu’une prise de
conscience débouchant sur une nouvelle formulation de nos idées, adaptée à
notre époque. Pourrait-il vraiment surgir quelque chose de nouveau sous le
soleil ?
Si la fameuse prédiction de Malraux (le XXIe siècle sera celui de la
spiritualité) doit se réaliser, il ne nous restera plus qu’à resserrer les
rangs, c’est-à-dire compter uniquement sur la qualité au détriment de la
quantité. Là aussi, rien de nouveau sous le soleil : nous exposions dans le
premier cahier Masonica en 1991 les conditions utiles et nécessaires
pour que les Loges bleues, et elles seules, assurent la pérennité du processus
initiatique et de nos idéaux. Rien n’a changé ; rien ne changera. L’initiation
est extra-temporelle et universelle. Finis Latomorum ? Non !
NOTES
1 - Albert Lantoine, Finis Latomorum ? (La fin des Francs-Maçons ?), Ed. de
l’Ermite, Paris, 1950 p. 83.
2 - Masonic Report du CIS (Center for Interfaith Studies), Vol. 6, No 3, juin
2001, p. 7, article intitulé “Masonic drop-outs!” (défections).
3 -Prof. Dr Arved Hübler: “Die Loge als Oberammergau der Aufklärung, über
das Ende der Freimaurerei und was danach kommt“, TAU, I/2001, QC Bayreuth,
pp. 41-46.
4 - Graphique révélateur dans le Livre du 150ème anniversaire de la GLSA,
Lausanne 1993, p. 80
5 - Ibid., pp. 251-260.
6 - Ibid., p. 251.
7 - Ibid., pp. 252-253.
8 - Ibid., p. 259.
9 - A. Hübler, Op. cit., p. 41. Lantoine avait déjà la même perspective :
Les communications à la presse de vœux relatifs à des questions sociales
donnaient une opinion flattées – nous ne disons pas flatteuses – de la
puissance de la Franc-Maçonnerie. Op.. Cit., p. 28.
10 - Ibid. p. 42.
11 - Voir la remarquable étude de Guy Tamain " Le Projet maçonnique de
Société en Angleterre, en France et en Europe " in Bulletin de l’Association
française du Temple de Salomon, No 11 & 12, Tomes 3, Paris 1993, pp.
172-239. Les pionniers de la Franc-Maçonnerie spéculative comptaient exécuter
leur programme d’émancipation sociale, hors des entraves d’ordre politique
et culturel. A. Lantoine, op.cit., p. 81.
12 - A. Hübler, op. cit., p. 42. La Franc-Maçonnerie… doit constater la
faillite de son humanitarisme. A. Lantoine, op. cit., p. 59.
13 - A. Hübler, op. cit., p. 43.
14 - A. Lantoine les qualifie d’incultes imperfectibles qu’enorgueillit le
port de leur cordon. Op. cit., p. 21.
15 - A. Hübler, op. cit., p. 44.
16 - Ibid., p. 45.
17 - A. Lantoine, op. cit., p. 84.
18 - Ibid., p. 73.
19 - Ibid., p. 58.
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