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ÉTUDES MAÇONNIQUES - MASONIC PAPERSby W.Bro. ALAIN BERNHEIM 33°ESTIENNE MORIN ET L’ORDRE DU ROYAL SECRETCette conférence, présentée à la Loge de recherches Ars Macionica N° 30 (GL Régulière de Belgique) à Bruxelles, le 28 novembre 1998, a été publiée dans le volume 9 (1999) d’Ars Macionica (Bruxelles). |
LE “RITE DE PERFECTION” ET LE “CHAPITRE DE CLERMONT”
J’espère que le titre que j’ai choisi a excité votre curiosité et que vous avez été quelques-uns à être surpris de lire sur les invitations de notre rencontre de ce matin les mots Ordre du Royal Secret au lieu de Rite de Perfection.
La raison en est simple: Ordre du Royal Secret est l’expression employée par Morin lui-même dans une patente qu’il délivra et signa un an avant sa mort. Le Rite de Perfection n’a pas davantage existé que le Chapitre “de Clermont”, corps maçonnique français imaginaire, censé avoir pratiqué ce rite à Paris.
Ceci dit, il faut toujours se méfier des éléments imaginaires de l’histoire maçonnique, parce qu’ils contiennent très souvent une part de vérité. Le problème consiste à déterminer laquelle.
Si le Rite de Perfection en vingt-cinq grades n’a existé que dans l’imagination de quelques historiens, une ‘Maçonnerie de Perfection’ en dix grades existait bel et bien dans le Sud-Ouest de la France vers 1760 et un système en vingt-cinq grades a été codifié au cours de la décennie suivante par Morin aux Indes Occidentales, nous en constaterons l’existence tout à l’heure en parlant des manuscrits Francken.
De même, s’il est probable que le comte de Clermont présidait à l’occasion sa propre loge et différents corps maçonniques parisiens — quoique nous n’ayons aucun Livre d’Architecture faisant état de sa présence effective lors de leurs réunions —aucun historien n’a jamais découvert un document établissant l’existence d’un Chapitre de Clermont à Paris. Par contre, un Chapitre de ce nom avait été créé à Berlin par un officier français, prisonnier de guerre, en témoignage de reconnaissance envers des Frères allemands de la Mère-Loge Aux Trois Globes qui l’avaient autorisé à ouvrir une loge réunissant d’autres prisonniers, Français comme lui. A ce Chapitre berlinois, ouvert le 19 juillet 1760, en pleine Guerre de Sept Ans, cet officier avait communiqué les hauts grades français qu’il possédait.[1]
Ces faits ne concernent en rien Estienne Morin. Ils montrent seulement que la France et les Maçons français ont joué un rôle déterminant dans le développement des Hauts Grades en Europe. Dans leur développement plus que dans leur création. Les Français apportèrent leur génie particulier et introduisent des notions nouvelles dans la Maçonnerie des Hauts Grades comme dans celle des grades “bleus”, mais ils furent des créateurs moins souvent qu’on ne l’a écrit.
A l’époque de l’activité maçonnique d’Estienne Morin, soit entre 1744 et 1771, l’autorité des Grandes Loges nationales qui existaient à Londres, à Paris et à Berlin, est limitée. Les grades qui suivent celui de Maître Maçon ne sont pas encore codifiés en rites, au sens où existe aujourd’hui le Rite Ecossais Ancien et Accepté en trente-trois grades avec une échelle et des rituels sensiblement identiques dans le monde entier. Cette architecture, qui commence à naître, est différente presque dans chaque ville, à l’intérieur d’une même nation et, naturellement, d’un pays à l’autre. A la tête de ces Hauts Grades existent quelques organismes dont la compétence s’exerce dans un rayon géographique restreint — la Parfaite Loge d’Ecosse de Bordeaux constitue à cet égard une exception remarquable.
Sans qu’existe aucun rapport entre eux, trois Maçons vont se consacrer, presque en même temps, à mettre de l’ordre dans ce désordre foisonnant d’invention : Carl Friedrich Eckleff, Carl Gotthelf von Hund, Estienne Morin. A leurs trois noms on pourrait ajouter celui de Jean-Baptiste Willermoz, mais son cas est différent dans la mesure où l’action de Willermoz est nettement plus tardive. En novembre 1772, lorsque commencent ses premiers rapports avec la Stricte Observance, Morin est mort depuis un an. Son travail de synthèse en France et aux Îles, celui d’Eckleff en Suède et de von Hund en Allemagne, a débuté vingt ans plus tôt.
Ces trois Maçons semblent avoir deux idées en commun. D’une part, faire un choix entre les grades isolés qui ont surgi en Europe depuis l’apparition de leur ancêtre commun, le Maître Ecossais, et tenter d’établir entre ces grades une succession logique. Seconde idée: établir pour les systèmes ainsi structurés des corps directeurs, ancêtres de nos Suprêmes Conseils et de nos Grands Prieurés actuels. Pour ce faire, il leur faudra rédiger des textes. Ainsi naîtront les Constitutions dites de Bordeaux auxquelles sera attribuée la date de 1762 — et la même idée sera reprise trente ans plus tard avec les Grandes Constitutions de 1786, attribuées au Roi de Prusse, Frédéric II. Pour la Stricte Observance, ce rôle sera tenu par l’histoire légendaire de l’Ordre des Templiers, rédigée par le cercle entourant von Hund en 1754, modifiée par Starck en 1771. Viendront s’y ajouter les Instructions secrètes des Profès et Grands Profès dont l’auteur fut Willermoz.
Aucun de ces créateurs ne reconnaîtra publiquement être l’auteur de ces légendes, ce qui est aussi humain que naturel. Tous prétendront avoir reçu une ‘Tradition’ provenant de l’étranger, dont l’origine se perd dans la nuit des temps. Deux siècles plus tard, la réaction des Maçons contemporains n’est guère différente, ce qui explique pourquoi le travail de l’historien n’est pas toujours considéré d’un oeil favorable: il risque tout simplement de mettre en lumière la part d’invention parfois poétique qui présida à la naissance de ces légendes chères aux coeurs des Maçons.
Commençons donc par examiner comment nous avons appris ce que nous croyons savoir de l’histoire maçonnique et dans quelles circonstances nos informations sur Estienne Morin ont été complètement renouvelées depuis une trentaine d’années.
L’HISTOIRE ET SES SOURCES
Lorsque nous désirons obtenir un renseignement sur un événement ou sur un personnage de l’histoire maçonnique, nous le recherchons tout naturellement dans une encyclopédie ou dans un dictionnaire, puis dans un livre, plus rarement dans un article de revue. Et nos difficultés commencent. Il n’existe pas d’encyclopédie maçonnique fiable en langue française, il n’en existe pas davantage en langue étrangère qui soit mise à jour. Quant aux livres et aux revues...
Confrontés à plusieurs dizaines de milliers d’ouvrages traitant de la Franc-Maçonnerie, publications dont les auteurs ou les rédacteurs en chef depuis près de trois siècles semblent avoir considéré l’établissement d’un index comme la cerise sur un gâteau, en l’absence de toute bibliographie maçonnique actualisée — la plus récente remonte à 1926, lorsque Beyer composa un supplément aux deux volumes de Wolfstieg, parus en 1911 et 1913 — comment trouver le renseignement que nous cherchons ? Et si nous avons la chance de le trouver, comment distinguer les renseignements fiables de ceux qui ne le sont pas ?
Le hasard risque de jouer un rôle considérable dans ce qui devrait être une démarche scientifique. Qu’un livre soit accessible ou récent, à bon ou à mauvais escient nous lui ferons confiance et recopierons la réponse qu’il fournit à la question que nous nous posions.
Et de deux choses l’une : nous aurons eu raison ou nous aurons eu tort de lui faire confiance. Nous aurons eu raison si l’auteur nous permet de distinguer ses hypothèses et ses opinions des faits historiques établis qu’il aura lui-même vérifiés. Mais comment distinguer faits et opinions, si l’auteur ne le fait pas lui-même ? De la manière suivante, fort simple une fois que chacun de nous en a pris conscience.
L’HISTOIRE EST UN RÉCIT
L’histoire est d’abord un récit. Elle n’est qu’ensuite l’interprétation de ce récit. Un récit s’appuie sur des documents à l’authenticité établie, transcrits scrupuleusement. Un récit se fonde sur des événements, sur des rencontres entre des personnages identifiés en des lieux déterminés à des époques précises. S’il respecte ses lecteurs, l’historien responsable indiquera toujours les sources qui lui auront permis d’établir son récit. Or ces sources ne peuvent être que de deux sortes : · celles qui sont connues — c’est-à-dire les sources imprimées et les sources manuscrites répertoriées, · et celles que l’historien aura découvertes lui-même.
Il n’est nullement illicite de reprendre un récit antérieur et de faire confiance à son auteur, mais il convient toujours de l’indiquer clairement. Si l’historien a eu par contre la chance de découvrir des sources inédites, il va de soi que son devoir consiste à spécifier la cote du fonds d’archives où elles se trouvent.
De telles références ne doivent pas être énumérées dans le but d’éblouir un lecteur naïf, comme ce fut le cas dans un exemple récent, évoqué dans un instant, mais afin de permettre aux historiens présents ou à venir de contrôler le travail de leurs confrères, sa précision et son honnêteté. Omettre ces indications sous le prétexte fréquemment évoqué que leur mention serait susceptible de rebuter un lecteur moyen, c’est tout simplement se moquer du monde... et des lecteurs !
LES ÉCOLES D’HISTORIENS DE LA MAÇONNERIE
L’école française moderne de l’histoire de la Franc-Maçonnerie tient depuis quelques dizaines d’années une place honorable à côté de ses devancières, mais elle était auparavant, avec d’éminentes exceptions, par exemple Daruty, l’une des moins fiables qui soit.
Le père de l’école historique française, Claude-Antoine Thory, fit paraître en 1815 un livre en deux volumes, les Acta Latomorum, prétendant décrire année par année, avec une présentation d’une grande clarté, les événements majeurs de l’histoire maçonnique des principaux pays du monde. Les historiens recopièrent de confiance ce qui leur apparaissait si facile à comprendre. Pour leur malheur, une partie considérable des événements rapportés par Thory était imaginaire et l’autre gravement inexacte. Contrairement à Clavel qui, trente ans plus tard, aura la franchise d’intituler son livre épais ‘Histoire pittoresque’, Thory a toutes les apparences d’un Que sais-je, collection qui mérite bien sa réputation d’exactitude, mais il n’en a pas les qualités.
Cependant il ne faudrait pas croire qu’à l’époque du romantisme, l’histoire de la Franc-Maçonnerie était toujours traitée à la manière de Thory. En 1823, huit ans après la parution des Acta, Lenning et Mossdorf publiaient le premier volume de leur admirable Encyclopädie der Freimaurerei. En 1844, un an après Clavel, paraissait la première bibliographie maçonnique établie de manière professionnelle, celle du Dr. Georg Kloss, suivie de 1848 à 1853 par trois volumes du même auteur, consacrés à l’histoire de la Franc-Maçonnerie dans les Îles Britanniques et en France.
Alors que Lenning, Mossdorf et Kloss, polyglottes comme Wilhelm Begemann, s’intéressent à l’histoire de la Franc-Maçonnerie dans le monde, l’école anglaise qui prend forme à la fin du XIXe siècle avec la loge de recherches Quatuor Coronati fondée au mois de novembre 1884, ira en s’intéressant d’une manière de plus en plus restrictive à la seule histoire de la Franc-Maçonnerie de langue anglaise, tout particulièrement à celle de la Franc-Maçonnerie en Angleterre, fort différente au XVIIIe siècle de celle d’Ecosse et d’Irlande. C’est qu’à de rares exceptions près, comme Lionel Vibert, ses représentants ne connaissent pas les langues étrangères. Cela ne les gène guère, puisque pour eux, la Franc-Maçonnerie est essentiellement une institution britannique qui, pour son malheur, tomba entre les mains de Continentaux auxquels on avait eu bien tort de la confier.
Pour remarquable qu’elle fut, la loge Quatuor Coronati dont l’heure de gloire se situa à peu près entre 1910 et 1970, est loin d’avoir atteint les buts qu’elle s’était fixés. Ses débuts sont marqués par la confiance imméritée qu’elle accorde à la généalogie imaginée par Anderson — ‘nos ancêtres, les maçons de métier’ —, ce que John Hamill fut le premier à relever avec lucidité il y a une dizaine d’années, en soulignant que ses fondateurs se comportaient d'une manière fort peu scientifique, en recherchant des témoignages susceptibles d'étayer leur théorie au lieu de chercher des témoignages et de les analyser afin de voir ce que l'on pouvait en déduire.[2]
Qu’un article aussi scandaleux ait pu être publié sur la Stricte Observance l’année dernière dans le volume 109 d’Ars Quatuor Coronatorum, qu’il ait été soumis par un membre actif de la loge après avoir été chaudement recommandé par un ancien Vénérable et Prestonian Lecturer, qu’il ait été accepté puis lu à l’une des réunions annuelles de la loge, et qu’il y ait été reçu avec des éloges presque unanimes, illustre un déclin qu’il faut relever en souhaitant qu’il ne soit que passager.
N. H. S. SITWELL
En 1927, dans le volume 40 d’Ars Quatuor Coronatorum, était publié l’un des articles les plus significatifs du XXe siècle sur les débuts de la Franc-Maçonnerie de langue française. Son auteur, Norman Sisson Hurt Sitwell, était un major Irlandais né en 1876, un soldat de l’armée des Indes, initié en 1904 près de Calcutta, membre correspondant de la Loge Quatuor Coronati depuis 1910. Dix ans plus tard, Sitwell venait se fixer en France et fondait en 1925 la loge Saint-Claudius n° 21 de la Grande Loge Nationale Indépendante et Régulière, aujourd’hui Grande Loge Nationale Française. Saint-Claudius fut la première loge de recherches fondée en France.
Sitwell avait fait la connaissance à Paris de deux Maçons appartenant à la même obédience que lui, un Anglais né en 1877, Alfred Irwin Sharp, et un Russe blanc, Nicolas Choumitzky, dont j’eus le plaisir mitigé de faire la connaissance dans les années 1960. Tous les deux détenaient des archives du plus haut intérêt qu’ils avaient autorisé Sitwell à utiliser.
LA “GRANDE LOGE D’UKRAINE” ET LES “DOCUMENTS SHARP”
Pour justifier être le détenteur d’archives aussi exceptionnelles, Choumitzky racontait une histoire rocambolesque. Au moment de la Révolution Française de 1789, des Maçons russes auraient reçu en dépôt une partie des archives du Grand Orient de France et les auraient mises en sécurité en Russie. Une Grande Loge d’Ukraine, dont personne jusqu’alors ne soupçonnait l’existence, les aurait conservées et, au moment de la Révolution Russe de 1917, les aurait confiées à Choumitzky qui les avait ramenées en France au péril de sa vie. [Choumitzky oubliait d’ajouter qu’il avait été employé au secrétariat du Grand Orient de France dans les années 1920].
Je possède la liste des quelque 300 documents maçonniques du XVIIIe siècle, saisis par la Gestapo au cours d’une perquisition effectuée au domicile de Choumitzky. Son authenticité n’est guère discutable car elle fut établie par Choumitzky lui-même qui, dans la lettre qui l’accompagnait en en demandait la restitution aux Nazis, faisait état de ses activités anti-maçonniques passées. Leur plus beau fleuron consistait en plusieurs lettres écrites par Estienne Morin entre 1757 et 1768, qui furent transcrites ou résumées dans le volume publié en 1928 par St. Claudius.
Quant au Frère Sharp, sa fameuse “collection” était en majeure partie constituée par les archives de l’une des plus anciennes loges française, L’Anglaise, fondée à Bordeaux le 27 avril 1732. J’ai raconté ailleurs l’odyssée de ces documents qui finirent par échouer à Lexington aux États-Unis. En effet, une fois la seconde Guerre Mondiale terminée, Sharp retourna en Angleterre en emmenant avec lui les archives de L’Anglaise qu’il devait vendre en 1952 à un membre du Comité d’Histoire créé par le Suprême Conseil de la Juridiction Nord des États-Unis deux ans plus tôt.[3]
LA CHASSE AUX DOCUMENTS
Confrontée à des problèmes financiers, la Loge Quatuor Coronati déménageait il y a une trentaine d’années du petit hôtel qu’elle occupait au 27 Great Queen Street et traversait la rue pour aller occuper des locaux moins coûteux dans les sous-sols des bâtiments de la Grande Loge Unie d’Angleterre. Elle mit alors en vente à des prix bradés les vieux exemplaires d’Ars Quatuor Coronatorum dont sa cave était pleine. J’acquis tout ce qui était à vendre et découvris ainsi l’article de Sitwell.
Peu de temps après, j’allai à Londres, fis la connaissance de Harry Carr et lui demandai s’il ne posséderait pas par hasard d’autres écrits de Sitwell dans ses archives. Dix minutes plus tard, Carr déposait fièrement sur son bureau près de 500 feuillets dactylographiés, datant des années 1925-1930, inédits et couverts de poussière. Il me suffit d’y jeter un coup d’oeil pour reconnaître leur intérêt inestimable. En effet, l’unique communication publiée dans Ars Quatuor Coronatorum par Sitwell de son vivant ne faisait état que d’une infime partie des archives détenues par Sharp et Choumitzky. Carr eut la gentillesse de faire établir pour moi la photocopie intégrale de ces inédits de Sitwell dont l’intérêt n’avait pas paru suffisant à son ami Lionel Vibert, alors Secrétaire de la loge Quatuor Coronati, pour qu’ils soient publiés.
Cette première découverte me permit d’écrire un bref article consacré à Morin dans le n° 3 de Renaissance Traditionnelle, puis de présenter ma première étude sur les débuts de la Franc-Maçonnerie française, le 29 janvier 1974, devant la loge Villard de Honnecourt en rendant à Sitwell l’hommage qui lui était dû.
Les écrits de Sitwell constituaient une mine d’informations inédites qui renouvelaient complètement notre connaissance des débuts de l’histoire de la Franc-Maçonnerie française et de celle des Hauts Grades, mais ce n’était, bien sûr, que de la littérature secondaire. Sitwell s’appuyait sur des documents que personne sauf lui n’avait lus. Il fallait les retrouver afin d’en prendre connaissance dans leur intégralité.
Une longue chasse, semblable à une enquête policière, me permit finalement de retrouver à Paris, dans un tiroir de la Bibliothèque Nationale, deux rouleaux de microfilms dont personne ne connaissait l’existence. Ils avaient été envoyés de Boston à Paris dans le cadre d’un échange de documents au cours des années 1950.[4] L’un comprenait les documents Doszedardski, l’autre la quasi-intégralité des “documents Sharp”.
Par contre, malgré mes négociations avec Choumitzky, il ne me fut pas possible de remettre la main sur les archives de la prétendue Grande Loge d’Ukraine, son détenteur en demandait trop d’argent. Son fils, dont je fis plus tard la connaissance [il était alors un dignitaire de la Grande Loge Nationale Française, mais devait en être expulsé peu de temps après], refusa de donner suite. Personne ne sait où elles se trouvent aujourd’hui.
Une première analyse des “Documents Sharp” mit en évidence que la plupart étaient datés au moyen d’un code particulier, jusqu’alors ignoré de tous les historiens de la Maçonnerie, et que ce code était si complexe que les Ecossais de Bordeaux avaient eux-mêmes souvent commis des erreurs en l’utilisant.[5] Il fallut décoder ces dates. et je n’oublierai jamais ma joie lorsque j’y parvins une nuit vers deux heures du matin, ce qui permettait d’établir la chronologie des événements.
Ces éléments inédits me fournirent la matière de deux articles publiés dans Ars Quatuor Coronatorum en 1986 et 1988, le premier consacré aux codes de datation maçonnique au 18e siècle, le second décrivant l’histoire maçonnique de Bordeaux depuis 1732, histoire qui était devenue plus claire après ma découverte dans les archives de la Grande Loge Unie à Londres d’une copie dactylographiée effectuée par Sitwell des premiers Reglemens de la Parfaite Loge d’Ecosse, signés par Morin.
Avant d’évoquer la vie de ce Maçon exceptionnel, résumons ensemble ce que nous savons du développement en Europe des grades dits Ecossois.
LES GRADES ECOSSOIS JUSQU’EN 1750
· Depuis 1734, un grade dénommé Scots Mason ou Scots Master Mason était pratiqué à Londres et à Bath, une loge écossaise avait été fondée le 20 novembre 1742 à Berlin.[6] · Un an plus tard, le 20e et dernier article des Reglemens Généraux adoptés par la Grande Loge réunie à Paris commençait par constater : « Comme on apprend que depuis peu quelques frères s'annoncent sous le nom de maîtres Ecossois... ». Une première diversification s’opère alors, puisque les Statuts de St Jean de Jérusalem, datés du 24 juin 1745 à Paris, stipulent que “Les Maîtres ordinaires s’assembleront avec les maîtres, les parfaits et irlandais trois mois après la St jean, les maîtres Elus six mois après, et ceux pourvus de grades supérieurs quand ils le jugeront à propos” (article 40).[7] · Dans les Reglemens de la Parfaite Loge d’Ecosse de Bordeaux, datés de juillet 1745, aucune mention n’est faite de plusieurs grades ou d’une quelconque hiérarchie. Les sujets - nous dirions aujourd’hui les candidats - sont proposés, passés au scrutin et reçus. Tout porte à penser qu’au moment de la création de cette Parfaite Loge de Bordeaux, il n’existait encore dans ce ‘système’ qu’un seul grade, celui de Maître Ecossais. · Lorsqu’un Frère Dutillet retrouve à Paris Lamolere de Feuillas, le Grand Maître de la Parfaite Loge d’Ecosse de Bordeaux, et lui écrit le 21 avril 1746, il nous fournit une première indication concernant la thématique du grade d’Ecossois : « à l’inspection de ma lettre, vous connoîtres aisément que je suis bon E[cossois]. en tout cas je serois en état de vous le prouver par les paroles qui sont sous la voute ». Une voûte, donc, des paroles, et une étoile à cinq branches que Dutillet place à gauche de sa signature. Feuillas écrit huit jours plus tard à Bordeaux: « Je le trouvay si bien instruit, que je ne pûs m’empescher de la reconnoitres... il m’a dit qu’il avait été admis à la G[rande]. lumiere par des officiers... ». Sa lettre ne nous apprend rien d’autre sur ce grade sauf un détail bien intéressant : Dutillet écrit à Feuillas qu’il y a « à Paris et ailleurs » des E[cossismes ou Ecossais] bâtards. [8] · Le 2 octobre 1747, « la très sublime Loge ecossoise de l’Union de Berlin » remet à Frédéric Dahl, gentilhomme danois, un document attestant qu’il a été reçu « Maitre ecossois... et créé Chevalier de St. André » dans son « très-sublime Sanctuaire des frères ainés ».[9] · Au mois d’avril 1748, l’article 7 [des Règlements] de la grande loge des Maîtres Grands Ecossois à Paris nous apprend que « Tous les maîtres Ecossois ... [ont le] droit d’établir des Loges, de faire des maçons du premier grade dans les lieux ou il n’y aura point de Loge Regulière établie par des maîtres Ecossois ou par une Grande Loge des Grands Chevaliers de l’orient... »,[10] Cette première mention des Chevaliers de l’Orient est confirmée par un document inclus dans le registre de Jérôme Dulong, témoignant de l’existence en mars 1749, d’une « grande et souveraine Loge de l'Orient » à Paris.[11] · Les archives de Bordeaux nous révèlent l’existence, en janvier 1750 à Toulouse, d’une loge d’Ecossais Trinitaires qui abandonnent leur système pour adopter celui de Bordeaux. Ses membres profiteront de la présence du frère Dubuisson pour se faire ‘rectifier’ le 17 mai suivant.[12] · En 1750, existait en Bretagne un autre système — nous en sommes au quatrième, après ceux de Paris, de Bordeaux et de Toulouse — celui des ‘Chevaliers Elus’ ou Kadosch de Quimper.[13] Les archives de Bordeaux nous permettent de l’identifier comme étant celui des Élus de la loge noire de St Pierre de la Martinique. En effet les officiers de La Parfaite Union de St Pierre écrivent le 21 mai 1750 à la Parfaite Loge d’Ecosse de Bordeaux : « Nous avons icy une R. L. noire ou d’Elus, constituée & annexée à notre R. L. Simbolique ». Dans la même lettre, ils regrettant l’absence d’un de leurs membres, le Frère Veyres, auquel Bordeaux a accordé un brevet pour créer à St Pierre une Parfaite Loge d’Ecosse.[14] Or, parmi les Élus de Quimper, on relève un Chevalier Veyres, négociant à St Pierre de la Martinique ! Le procès-verbal de l’installation de la Parfaite Loge d’Ecosse à La Martinique, le 24 mai 1750, nous montre que ses membres sont presque tous « Me élu, chevaliers d’Orient et Parfait d’Ecosse ».[15] Ainsi, des grades aux origines différentes vont-ils se trouver superposés, comme le montre une lettre que le Grand Secrétaire de St Pierre écrit à Bordeaux: Nous voyons avec une parfaite satisfaction que vous trouvez notre L[oge] simbolique ortodoxe, elle est constituée petite fille de Clermont ainsy que nos L. de Maîtres Parfaits & Me Elu, & de chevalier de l’Orient, mais nous ne faisons l’exercice que de la Mrie symbolique, du Me Parf. & du Me Elu et nous faisons passer par ces grades les ff. qui esperent celuy de P[arfait]. d’Ec[osse].[16] · Le 4 juin 1750, à l’autre bout du monde, à Naumburg en Lusace, Wolf Christian von Schönberg est reçu Maître Ecossais à la loge des Trois Marteaux. Un an plus tard, il créera la loge de Kittlitz, Aux Trois Colonnes, avec von Hund et sous le nom d’Eq. a Leone rubro sera le second membre de son ‘Ordre Intérieur’. [17] · Nous avons un exemple précoce des ‘améliorations’ qui sont (déjà) apportées aux rituels lorsque le frère Dupin, Grand Maître de la Loge Ecossaise de Bordeaux, écrit le 21 juillet 1750 à sa loge-fille de Toulouse, installée deux mois plus tôt: L’ouverture et la cloture de nos Loges ont été rectifiées ... le Vénérable frappe 9 coups, le 2d Surveillant 3, le 1er Surveillant 5 et le Vénérable 7 [un signe particulier est effectué à chaque batterie. Dupin mentionne qu’un troisième mot a été ajouté aux deux qui existaient déjà.] On nous a proposé d’autres changements que nous n’avons point encore adoptés. Nous avons écrit pour nous assurer qu’ils sont véritablement de notre institution. Si on nous le certifie nous vous en ferons part.[18] Remarques énigmatiques ! Qui désigne cet “on”, deux fois répété, qui propose des changements et à qui le Grand Maître de Bordeaux demande de certifier « qu’ils sont véritablement de notre institution » ? Je ne sais pas.
ESTIENNE MORIN
LE MORIN DES HISTORIENS
Ouvrons deux ouvrages français récents : les quatre éditions parues entre 1966 et 1984 d’Histoire et Rituels des Hauts Grades Maçonniques Le Rite Ecossais Ancien et Accepté de Paul Naudon et le Dictionnaire de la Franc-Maçonnerie [paru] sous la direction de Daniel Ligou en 1987. Nous y lisons que Morin était né à New York de parents français venus de La Rochelle en 1693 [1691] après la Révocation de l’Edit de Nantes [et qu’il était] incontestablement un protestant. Ces informations imaginaires avaient été reprises de confiance dans des articles écrits en 1925 par Cyrus F. Willard, rédacteur en chef d’une revue maçonnique californienne par ailleurs excellente, The Builder. Dans les registres d’une église de New York, Willard avait découvert un enfant Morin baptisé en 1697. Son imagination avait fait le reste.[19] Willard avait des prédécesseurs, il aura des successeurs.
En 1864, l’historien franco-suisse Rebold avait identifié “le fameux Stéphen [sic] Morin” parmi les Ecossais qui s’opposaient en 1803 au Grand Orient de France.[20] En 1993, un M. Guérillot attribuait les difficultés de Morin à Saint-Domingue au fait qu’il aurait été « un créole, mais de sang légèrement mêlé... d’ascendance africaine » et, pour appuyer ses dires, l’auteur n’hésitait pas à dessiner en pleine page, au début d’un de ses livres, le portrait — imaginaire, faut-il le souligner — d’un Morin souriant au visage négroïde ! [21]
Naudon, dans ses deux premières éditions, faisait mourir Morin « dans une extrême vieillesse, vers 1791 ». Mais il prétendra ensuite avoir suivi Choumitzky — qui n’avait jamais rien écrit de tel — après avoir pris connaissance du livre de mon ami disparu Freddie Seal-Coon qui découvrit la tombe de Morin à la Jamaïque et la date de son enterrement, le 17 novembre, sur le registre des décès de la paroisse de Kingston pour l’année 1771. Depuis enfin que Johel Coutura a découvert la demande de passeport que Morin avait déposée et signée à Bordeaux le 27 mars 1762, au moment de quitter la France pour retourner aux Îles, on sait qu’il était alors « âgé de 45 ans, de taille moyenne, cheveux noirs, portant perruque, natif de Cahors en Quercy [et] ancien catholique ».[22]
Voilà le peu que nous savons de l’homme qui écrivait lui-même être un négociant.[23] Ajoutons deux éléments tirés de l’inventaire de ses biens, établi au moment de son décès : il mourut dans le dénuement et possédait un violoncelle.[24]
LE MAÇON
Nous ne savons ni où ni quand Morin est devenu Maçon. Sa signature apparaît pour la première fois, juste après celle de Lamolère de Feuillas,[25] au bas des Règlements de la Parfaite Loge d’Ecosse, datés du huitième jour du deuxième mois de l’année 5746, date qui signifie non pas 8 avril 1746, comme dans le code maçonnique français classique, mais 8 juillet 1745.[26] Cinq ans plus tard, l’avocat parisien Petit de Boulard affirmera que Morin l’avait « initié aux mystères de la perfection ecossoise » en 1744 - Morin avait alors vingt-sept ans - malheureusement de Boulard ne dit pas où.[27] Dans une lettre de 1757, Morin rappellera avoir reçu le 25 juillet 1747 un Certificat de Bordeaux « au pied duquel sont les Constitutions qui m'avoient été remises par La R. Mère L\ de Londres en datte du 25. du mois de juin 1745 et que vous m'avié certiffié ».[28] Cette Mère Loge de Londres pourrait-elle être l’Ordre Heredom de Kilwinning [29] ?
Il faut maintenant se fier à Sitwell qui eut entre les mains le premier Livre d’Architecture de L’Anglaise qui existait encore dans les années 1960 mais disparut à la mort du Vénérable Maître alors en exercice. Sitwell y avait relevé les visites de Morin. La première, le 3 mars 1746, la seconde le 10 octobre suivant, toujours en qualité de député de La Française, seconde loge constituée à Bordeaux. Le 27 avril (ou le 27 mai) 1747, nouvelle visite en la même qualité. Morin se rend alors à Saint-Domingue puisque la lettre que la loge écossaise du Cap adresse à Bordeaux le 17 février 1748 est de sa main.[30] Dans une lettre de juin 1763 publiée par Choumitzky, Morin évoquera la loge du Cap qu’il a fondée en 1748. Comme il retourne en France, les Frères du Cap le chargent d’une lettre pour Bordeaux, le 29 juin 1748.[31] On relève sa signature au bas des Constitutions signées à Bordeaux par les Officiers de la Parfaite Loge d’Ecosse à l’intention de cette loge écossaise du Cap, datées du 1 mars 1749.[32]
A nouveau visiteur de L’Anglaise, le 30 juin 1750, toujours comme député de La Française, Morin repart pour La Martinique. Dans une lettre qu’ils adressent le 15 juin 1751 à Bordeaux, les Frères de Saint-Pierre évoquent son nom à propos d’une loge de Parfaits d’Ecosse existant alors au Fort-Royal.[33] Nous retrouvons Morin comme Orateur sur le Tableau de la Loge d’Ecosse du Cap en 1752. Il a installé une loge à Port-de-Paix au nom de la Mère-Loge du Cap [34] mais la lettre qui accompagne ces nouvelles montre que les choses tournent mal.[35]
En effet Lamolère de Feuillas a quitté Bordeaux pour les Îles, muni de pouvoirs datés du 24 décembre 1752, qui, sans citer Morin, n’en révoquent pas moins tous autres pouvoirs émanés de Nous à qui que ce soit.[36] Arrivé au Cap après avoir fait naufrage, Feuillas malade délègue ses pouvoirs à Bertrand Berthomieux pour installer une Loge de Parfaits d’Ecosse à Saint-Marc le 8 décembre 1753. [37]
En comparant les règlements de La Martinique de 1750 avec ceux de St Marc de 1753, on constate que dans le premier cas, il suffisait d’être Elu pour être proposé comme Parfait d’Ecosse (art. 23), alors que trois ans plus tard, St Marc évoque les grades (au pluriel) qu’il faut obtenir pour parvenir à la perfection (article 11) et que par ailleurs un visiteur éventuel, avant d’être reçu en loge, devait être examiné avec précaution et politesse et être reconnu être Elû parfait de notre genre (article 10).
J’ignore où se trouve Morin entre 1752 et 1757. Je ne sais pas qui est le ‘Très Respectable Frère’ de Bordeaux auquel il adresse un rapport le 24 juin 1757. Morin réside alors aux Cayes, dans la partie sud de Saint-Domingue, il y a visité la loge de la Concorde, fille de La Française de Bordeaux. Edifié de la régularité de leurs travaux, il s’est joint à eux. Ils m’ont prié, écrit Morin, de leur procurer les Lumieres que je pouvais avoir dans l’Ecossisme, dont ils n’étoient pas encore munis. En cinq ans, les grades ont évolués. Morin confère aux treize Élus de la Concorde le grade de Parfait Elu Grand Ecossois, et ajoute: m’étant aperçu du grand cas que ces R. F. faisaient de ce précieux grade, je me suis déterminé à leur accorder la demande qu’ils m’ont souvent faite et répétée de leur conférer aussi les grades de Chevalier de l’Orient et du SO[leil]... et jeté avec eux les fondements d’un Conseil en règle.[38] Deux ans plus tard, la Loge Ecossaise du Cap écrivant à Bordeaux évoque les malheurs de la guerre, l’interruption des travaux et, parlant du frère Morin, ajoute cette remarque peu amène : si on peut encore lui donner ce nom.[39] Il s’est donc passé des incidents dont nous ne savons rien. Est-ce la raison pour laquelle nous retrouvons Morin à Paris où il va recevoir au mois d’août 1761 la patente que vous savez ?
LA PATENTE
Pour retrouver la plus ancienne version possible de cette patente, Daruty avait eu l’idée de s’adresser en 1877 au Grand Commandeur Albert Pike à Charleston. Pike en recopia le texte sur le Registre que Delahogue rédigea entre 1798 et 1799.[40] On connaît de cette patente une douzaine de versions successivement ‘améliorées’ par les copistes et par les historiens, mais il n’y en a aucune dont on puisse être certain qu’elle soit strictement conforme à l’original.
En fonction des informations qu’il avait en 1913, Wilhelm Begemann la considérait comme un faux.[41] Grâce aux lettres publiées par Choumitzky [42] et à la correspondance échangée en 1770 entre deux loges de Saint-Domingue, La Concorde et La Vérité, son existence ne fait aujourd’hui plus aucun doute.[43] La Grande Loge de France et le Grand Conseil des Loges régulières avaient conjointement nommé Morin leur « Gd Inspecteur dans toutes les parties du Nouveau-Monde » et lui avaient donné « pouvoir d’établir dans toutes les parties du monde la Parfaite et Sublime Maçonnerie ». Cette Parfaite et Sublime Maçonnerie était celle que pratiquait la Grande Loge de France depuis le début de 1761, avec le Grand Élu Chevalier Kadosch au sommet de sa hiérarchie. Ce n’est que deux ans plus tard, le 30 septembre 1763, qu’elle décidera de ne plus s’occuper des hauts grades.[44]
Morin quitte Paris, repasse par Bordeaux et s’embarque fin mars 1762 pour Saint-Domingue. Son bateau est capturé par les Anglais. Les lettres qu’il adressera à ses correspondants français en 1763 et 1764 montrent qu’il passa deux mois à Londres et fut reçu en loge par le Grand Maître des ‘Modernes’, Lord Ferrers, qui le décora « de grades sublimes ». Morin écrit aussi: « J'ai fait un voyage en Ecosse dans mon séjour en Angleterre [sic] et j'ai vu un habile homme à Edimbourg; j'ai passé 3 mois avec le maçon le plus zêlé que j'aie jamais connu... ». [45] A nouveau pris par les Anglais durant sa seconde traversée, il sera emmené à la Jamaïque avant de pouvoir finalement débarquer à Saint-Marc, le 21 janvier 1763. Sans que l’on en ait la preuve, il est probable que c’est lors de ce premier séjour forcé à la Jamaïque qu’il rencontra Francken.[46]
HENRY ANDREW FRANCKEN
De Francken, dont le nom n’est jamais mentionné dans les lettres que Morin adresse en France, nous savons peu de choses. Hollandais émigré à la Jamaïque en 1757, naturalisé anglais l’année suivante, il fut fonctionnaire puis interprète dans les services de l’amirauté. Son nom est devenu célèbre en raison des manuscrits dans lesquels, traduits en anglais, il transcrivit les grades de l’Ordre du Royal Secret. Ignorée des historiens européens, l’activité maçonnique qu’il déploya au cours de son voyage en Amérique du Nord eut des conséquences considérables.[47] Arrivé à New York, le 7 octobre 1767, Francken établit une loge de Perfection à Albany par patente datée du 20 décembre dans laquelle on lit : By Virtue of a full power and Authority committed to me by the Most Illustrious, Most Respectable and Most Sublime Brother Stephen Morin, Grand Inspector of all Lodges relative to the Superior Degrees of Masonry [...] and confirmed by the Grand Council of Princes of Masons in the Island of Jamaica &c. &c. &c., We Hen: Andw Francken, Depy Inspr Genl of all the superior Degrees of Masons in the West Indies and North America [...] Ce document nous apprend qu’en 1767 Francken était Député Inspecteur Général par pouvoir reçu de Morin, Grand Inspecteur de toutes les loges relatives aux grades supérieurs de la maçonnerie, et que les Princes Maçons de la Jamaïque formaient un Grand Conseil qui avait confirmé cette autorité.
Un an après avoir constitué la loge d’Albany, Francken nommait à Rhode Island deux députés Inspecteurs le 6 décembre 1768 dont l’un, Moses Michael Hays, devait être à la source de l’essor du rite en Amérique du Nord. Francken rentra ensuite à la Jamaïque.
L’Ordre du Royal Secret en vingt-cinq grades fut-il élaboré, la rédaction du texte qui le régit fut-elle achevée avant le départ, pendant l’absence ou après le retour de Francken à Kingston ? Cette double maturation se poursuivit probablement pendant plusieurs années jusqu’à l’établissement d’un Grand Chapitre de Princes du Royal Secret à Kingston, le 30 avril 1770. Voici ce que nous en savons.
LES MANUSCRITS FRANCKEN
Francken copia à différentes reprises tout ou partie des grades de l’Ordre du Royal Secret dans des manuscrits dont certains comportent également d’autres textes. · Le plus ancien des manuscrits Francken connus fut terminé le 30 août 1771 à Kingston,[48] moins de trois mois avant la mort de Morin. Il se trouve aujourd’hui dans la bibliothèque du Suprême Conseil pour l’Angleterre et le Pays de Galles. · Un second manuscrit porte la date du 30 octobre 1783. Découvert à Londres en 1855, il fut acquis l’année suivante par le célèbre collectionneur américain que fut Edward T. Carson, 33° dont l’extraordinaire bibliothèque fut acquise par Lawrence qui la légua à la Grande Loge du Massachusetts. Celle-ci reconnut l’importance de ce manuscrit en 1935 et décida alors de l’offrir au Suprême Conseil de la Juridiction Nord des États-Unis qui le détient actuellement. · Un troisième manuscrit fut redécouvert vers 1980 dans les archives de la Grande Loge Provinciale du West Lancashire par Michael Spurr. Contrairement à la description qu’en fit John Hamill, il ne porte aucune date permettant de déterminer à quelle époque il fut rédigé.[49] J’ai pris l’habitude de le désigner sous le nom de Manuscrit Francken n° 3. Il se trouve dans la bibliothèque de la Grande Loge Unie d’Angleterre. · Un quatrième manuscrit que j’ai dénommé ‘manuscrit X’ dans plusieurs articles, s’est révélé cette année être identique avec ce que nos Frères historiens américains appellent le Panama ou Jamaica Ritual, lequel ne porte pas non plus de date. · Enfin un autre MS portant l’ex-libris d’Alexander Deuchar se trouverait aux Indes à Lahore. Son existence a été mentionnée par Lindsay mais aucun chercheur ne semble avoir eu l’occasion de l’étudier.[50]
Ces manuscrits ne contiennent pas le rituel des mêmes grades. Celui de 1771 reproduisait seulement les grades 15 à 25, mais le 25e grade en a été arraché avant qu’une copie en ait été établie, alors que les autres MS comprennent tous les grades du rite, du 4ème au 25ème.
Le ‘Jamaica Ritual’ contient de plus le texte de trois autres grades (Select Master of 27, Knight of the Royal Arch, Grand Master Ecose) précédés de la note suivante: « The following three Degrees are not included in those of Stephen Morin, but were first Introduced into the Island of Jamaica by Moses Cohen, from North America, as Deputy Inspector ». Seuls le MS 1771 et le MS n° 3 reproduisent, avec des variantes, le texte des Constitutions de 1762 ainsi que des Instructions complémentaires pour les Loges de Perfection.[51]
LE MANUSCRIT FRANCKEN 1771 - L’ÉNIGME DES CONSTITUTIONS “DE 1762”
La première allusion connue à un document élaboré par neuf commissaires en 1762 se trouve dans le corps du texte signé par Morin, établissant un Grand Chapitre de Princes du Royal Secret à Kingston, le 30 avril 1770, dont une copie effectuée en 1794 est insérée au début du MS 1783: [...] ye shall strictly behave yourselves to all the Statutes, rules & regulations, of the nine Commissioners named by the Grand Chapter of the Sublime Princes of the R. S. at the Grand East of France & Prussia consequent by the Deliberation dated the 7th of Decr. 7762 to be ratified and observed by the aforesaid Grand Chapter of Prussia and France and by all the regular and particular Lodges, Councils, Grand Councils, Grand Chapters, Consistories, &c. over the surface of the two Hemispheres [...] Le texte des 35 articles des Constitutions de 1762 fut imprimé pour la première fois en 1832 dans un ouvrage célèbre et rare, le Recueil des Actes du Suprême Conseil de France, avec l’intitulé suivant: « Règlemens et Constitutions faits par les neuf Commissaires nommés par le Souverain grand Consistoire des Sublimes Chevaliers de Royal Secret et Princes de la Maçonnerie, le 20 septembre 1762, au Grand Orient de Bordeaux ».[52]
Toujours considéré comme la version princeps des Constitutions de 1762, [53] il était néanmoins troublant de constater que ce texte était le seul document à faire état de l’existence de Princes du Royal Secret à Bordeaux au cours du 18ème siècle, sur l’intitulé duquel Thory s’était cru en droit de broder en affirmant qu’un conseil de Princes de Royal Secret avait été fondé à Bordeaux en 1759 par le conseil des Empereurs d’Orient et d’Occident, fondé lui-même à Paris l’année précédente.[54]
En 1975, un membre du Suprême Conseil pour l’Angleterre et le Pays de Galles, Arthur Reginald Hewitt, publiait une note dans Ars Quatuor Coronatorum indiquant qu’un récent inventaire de la bibliothèque de son Suprême Conseil avait amené la découverte d’un manuscrit de 252 folios, écrit par Francken en 1771, contenant les rituels des grades 15 à 24 ainsi qu’un texte en 32 articles, intitulé « The Great Statutes and Regulations Made in Prussia and France Sepbr 7th 7762. Resolved by the Nine Commissioners named by the Great Council of the Sublime Princes of the Royal Secret at the Great East of France. Consequently, by the deliberations dated as above [...] ».[55] Commentant cette découverte, le Brigadier A. C. F. Jackson écrivait en 1980: « Ceci constitue la traduction en langue anglaise du document de 1762 et, à ce titre, représente la plus ancienne version connue d’un document dont l’original n’a jamais été découvert. » [56] La comparaison entre le texte du MS de 1771 et le texte publié en 1832 à Paris permettait de constater qu’il existait entre eux des différences essentielles. La longue introduction, les deux premiers articles et l’article 35 de la version imprimée ne se trouvant pas dans la version du manuscrit de 1771 qui n’en comprenait que trente-deux, ces textes avaient donc été interpolés à une date postérieure.[57] D’après le MS de 1771, les Constitutions avaient été faites en Prusse et en France et non pas à Bordeaux comme l’indiquaient le Livre d’Or de Grasse-Tilly et la texte imprimé en 1832.
Un jour de 1984, le hasard réunit sur mon bureau le texte des Constitutions de 1762 du manuscrit Francken de 1771 et celui des Statuts adoptés par la Grande Loge de France en 1763. Je m’aperçus alors avec stupeur que ces deux textes étaient pratiquement identiques, sauf que les mots qui s’appliquaient aux loges bleues en 1763 étaient remplacés dans le MS de 1771 par des mots s’appliquant à des ateliers de hauts grades.[58]
J’en tirai la conclusion qu’ayant reçu à Saint-Domingue les Constitutions arrêtées à Paris par la Grande Loge après son départ, Morin les avait modifiées de manière à en faire le texte constitutionnel qui servirait à administrer le système de hauts grades qu’il était en train de créer. Cette création était vraisemblablement postérieure à 1766, car dans le rituel du grade de Prince du Royal Secret se trouvent des phrases entières reprises d’un livre attribué à Bérage, imprimé en français à Berlin en 1766, Les plus secrets Mystères des hauts Grades de la Maçonnerie dévoilés.
Le système créé par Morin comprenait trois groupes: les trois grades symboliques étaient suivis par les onze grades de la Maçonnerie de Perfection qui se terminait avec le Grand Ecossais ou La Perfection. A ces onze grades de la Maçonnerie de l’Ancienne Maîtrise, Morin ajouta dix grades choisis parmi ceux qu’il avait reçus, ou peut-être inventés, depuis vingt ans. Le plus élevé était le Grand Elu qu’il avait reçu à Paris en 1761 où il venait d’arriver. Pour couronner l’ensemble, Morin créa le dernier grade du système, le Prince du Royal Secret.
L’ORDRE DU ROYAL SECRET
Le 1 juin 1770, un mois après avoir établi un Grand Chapitre de Princes du Royal Secret à Kingston, Morin décernait une patente de Prince du Royal Secret à un Maçon de Saint-Domingue, Antoine Charles Mennessier de Boissy, Sénéchal de la Juridiction Royale de Jacmel, alors Vénérable Maître de la Loge du Choix des Hommes.
Le hasard me fit découvrir la transcription de ce document dans le dernier volume des Official Bulletins de la Juridiction Sud des États-Unis. Par prudence, je n’en parlai guère, en vertu de l’adage Testis unus, testis nullus, mais il me semble licite d’en faire état après avoir trouvé une preuve indirecte de son authenticité.
Le 24 juillet 1796, Grasse-Tilly, son beau-père Delahogue et plusieurs autres Maçons français réfugiés de Saint-Domingue, créaient une loge à Charleston en Caroline du Sud, La Candeur. L’un de ses premiers membres était un Frère nommé Dominique Saint Paul dont je connais bien l’activité maçonnique ultérieure. Saint Paul quitta Charleston deux ans plus tard et retourna à Saint-Domingue. Le 22 décembre 1798, il y recevait une patente d’Inspecteur. Comme il était alors d’usage, Saint Paul recopia dans son registre la patente du frère qui l’avait promu au rang d’Inspecteur. Or ce Frère était Mennessier de Boissy et la patente, celle que lui avait remise Estienne Morin, le 1 juin 1770.[59]
Comme nous ne connaissons aucune patente décernée par Estienne Morin après qu’il ait élaboré son Ordre en vingt-cinq grades, le libellé de cette patente acquiert une importance non négligeable. En voici le début : Du Grand Orient de Jacmel, isle de & côte de la Partie du Sud de St. Domingue le 10me jour du 6me mois hébraïque 1770 et de l’ère chrétienne le 1er Juin, 1770 [...] Nous les très Illustres Princes Sublimes, très Equitables & V. T. Princes Sublimes Grands Commandeurs de l’Ordre du Royal Secret, chefs des hommes éclairés en tous lieux, en vertu du pouvoir dont nous sommes revétus par le plus sage des sages, le plus puissant des puissans Souverain des Souverains Grand Maîtres & Grands Commandeurs— J’espère que vous serez d’accord avec moi pour estimer que si Morin lui-même écrivait « Nous les très Illustres Princes Sublimes [...] Grands Commandeurs de l’Ordre du Royal Secret », nous devons suivre son exemple car c’est lui, n’est-ce pas, qui a créé cet Ordre ?
BIBLIOGRAPHIE ET ABRÉVIATIONS
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[Patente délivrée par Estienne Morin à Antoine Charles Mennessier de Boissy à Jacmel, le 1 juin 1770.]
SANTÉ, STABILITÉ & POUVOIR
Du Grand Orient de Jacmel, isle de & côte de la Partie du Sud de St. Domingue le 10me jour du 6me mois hébraïque 1770 et de l’ère chrétienne le 1er Juin, 1770 : sous la voûte celeste au point vertical &c &c &c 18 degré 17 min. L. N.
Que la Reédification de l’édifice Saint, commencé au nom & sous la protection du G. A. de l’Univers, soit conduite à sa fin parfaite en bénissant nos entreprises.
&a &a &a
Salut
FERMETÉ & PUISSANCE.
Nous les t[rès]. Ill[ustres]. P[rin]ces S[ubli]mes, t[rès] Eq[uita]bles & V. T. P[rin]ces Sub[li]es G[ran]ds C[omman]deurs de l’ordre du Royal Secret, chefs des hommes éclairés en tous lieux, en vertu du pouvoir dont nous sommes revétus par le plus sage de sages, le plus puissant des puissans Souverain des Souverains Grand Maîtres & Grands Commandeurs—
Déclarons, Certifions & Attestons que le t. r. t. ex[cellen]t t. v[énérab]le et t. eq[uita]ble P[rin]ce Antoine Charles Mennessier de Boissy, Sénéchal de la Juridiction Royale de Jacmel V[énéra]ble M[aîtr]e actuel de la R. L. du choix des hommes établis en cette ville, a été reçu rég[ulièremen]t aux éminents grades de la M[açonner]ie Sub[li]me depuis celui de M[aîtr]e S[ecre]t jusqu’au 24, & sub[li]me grade de l’aigle blanc & noir, qu’il nous a bien prouvé et nous a donné en tous tems des preuves les plus satisfaisantes de son zèle pour l’art Roy[a]l et nous [a] édifié par son amour fraternel ; à ces causes, voulant recompenser ses vertus l’avons initié au sub[li]me grade P[rin]ce G[ran]d C[ommand]eur du R[oya]l S[ecre]t le plus haut, le plus eminent et final grade de la Maçonnerie, longtemps enseveli sous les ruines de nos anciens Patriarches connu de nous seuls Sub[lim]es P[rin]ces et g[ran]ds Com[an]d[eu]rs ; voulant en outre donner les plus fortes preuves de notre sincère amitié à notre t[rès]. c[her]. et t[rès]. v[énéra]ble P[rin]ce Mennessier de Boissy en reconnaissance des services qu’il a rendus à l’art R[oya]l Le créons notre député Inspecteur et Grand Commandeur, lui donnons plein et entier pouvoir d’initier les ff. M[aî]tres Maçons qu’il jugera la mériter aux sublimes grades depuis le 4me jusqu’au 24e savoir M[aîtr]e S[ecre]t & Ill. Chev. de l’aigle blanc et noir. Pourvu toutefois que ces M[aîtr]es Maçons ayant été officiers d’une loge régulièrement constituée & reconnue & dans les lieux seulement où il ne se trouveraient pas d’aziles sacrés et sublimes régulièrement constitués des quels ffs il pourra recevoir l’obligation requise et la soumission authentique aux décrets émanés des Princes sub[li]mes g[ran]ds C[ommand]eurs du R[oyal]e S[ecre]t toutes fois consultant et appellant à son aide les ff. qu’il connaître décorés des sublimes grades :—
Lui donnons pouvoir de créer et constituer les sublimes grades et aziles sacrés à vingt cinq lieues de distance d’un grand Conseil Souverain des P[rin]ces Sub[li]mes et G[ran]ds C[ommand]eurs du S[ecre]t R[oya]l ; lui donnons par ces présentes plein et entier pouvoir de conférer le plus haut et le plus sublime grade mentionné ci-avant à trois Chev[alie]rs P[rin]ces Maçons seulement par chaque année, dont il connaîtra les vertus et qualités requis pour mériter cette faveur : et à fin que notre t. c. t. Ven. P[rin]ce A. C. M. de B. ainsi décoré jouisse en ses qualités des honneurs, droits prérogatives, qu’il a si justement acquis et mérités par ses peinibles travaux dans l’art R[oya]l lui avons délivrés ces présentes en marge des quelles il a posé devant nous sa signature pour lui servir en tous lieux et n’être utile qu’à lui seul— Lui donnons plein et entier pouvoir de nommer pour le remplacer dans sa qualité de D[éput]é I[nspecteu]r et G[ran]d C[ommand]eur, avec tous les pouvoirs qui y sont attachés tel frère qu’il jugera à propos le mériter après l’avoir décoré des plus sublimes grades de la maconnerie. Prions tous nos R. R. ff. régulièrement constitués répandus sur les deux hémisphères de quelques grades dont ils puissent être décorés, soit en Loges, Chapitres, Colleges, Conseils Souverains and Sublimes, de reconnaître et recevoir notre frère chery et T. ill. P[rin]ce S[ouverai]n and Sub[li]me— en tous les grades mentionnés ci-dessus, promettant d’avoir les mêmes égards envers ceux qui dans nos orients se présenteront à la porte de nos aziles sacrés munis de pareils titres authentiques— Donné par nous Sou[verai]n P[rin]ce Sub[li]me Grand Commandeur I[nspecteu]r G[énéra]l dans la partie du nouveau monde en cet orient sous nos sceaux mistérieux & contre sein de notre grand Sécretaire les jours & an que dessus
Signé, MORIN, Grand Insp[ecteu]r G[ra]nd Souv. P[rin]ce de la Maç[onner]ie du R[oyal]e S[ecre]t
Le Jeune DUPARNAY, G[ran]d Sec[rétai]re ad hoc P[rin]ce Souv[erai]n de la Maç[onne]rie, &c.(*) (*) Le texte ci-dessus est la copie exacte du document transcrit aux pages 172-174 de la première partie du vol. X de l’Official Bulletin de la Juridiction Sud des États-Unis d’Amérique, parue en juin 1890 à Charleston (Caroline du Sud). L’orthographe, la ponctuation et la capitalisation n’ont été ni modifiées ni modernisées. Les membres de phrases en caractères italiques reproduisent la disposition typographique adoptée dans la publication de 1890. Les probables erreurs de transcription, tel l’emploi, à deux reprises, du mot anglais and ont été respectées. Les mots abrégés ont été complétés [entre crochets] par le présent auteur qui a ajouté, également entre crochets, l’intitulé du document et un mot à l’intérieur du texte.
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NOTES [1] Modifiés par le pasteur Rosa, ces grades seront pratiqués jusqu’à la fin de la Guerre de Sept Ans par une trentaine de Chapitres fondés en Allemagne par la Mère-Loge Aux Trois Globes. Ils se rallieront à von Hund à la fin du Convent d’Altenberg en juin 1764 et formeront le noyau de l’essor de la Stricte Observance qui se poursuivra jusqu’à la mort de von Hund en novembre 1776. [2] Hamill 1985: 4. [3] Sur la base de ces archives bordelaises, l’un des membres de ce Comité, James Fairbairn Smith, publia en 1965 une brochure d’une centaine de pages, The Rise of Ecossais Degrees, marquée par l’amateurisme et truffée d’erreurs. A propos de Sitwell qui mourut le 10 juin 1931 à Arcachon, de St. Claudius, de Sharp, Choumitzky et J. F. Smith, voir Bernheim 1988: 98-104. [4] Voir Bernheim 1979: 142 et Bernheim 1988: 103. [5] Bernheim 1988: 81-82. Bernheim 1993. L’ordre numérique des ‘Documents Sharp’ montre bien que ceux qui les classèrent ignoraient la signification du code. [6] Bernheim 1996: 97-101. [7] Bernheim 1974-1988: 129 et 119. [8] SD 2 et 4 transcrits intégralement in Bernheim 1988: 114-115. [9] Bernheim 1994: 68-69, d’après Schröder 1806, Materialien I: 144. [10] Bernheim 1974-1988: 178-180. [11] Guilly 1981: 85. Le Garde des Sceaux signataire de ce document, de Valois, avait également signé le document d’avril 1748 en tant que « Secrétaire et archivaire ». [12] SD 12, 103, 104 et 14. Bernheim 1988: 87. [13] Bernheim 1998: xxx [14] SD 16 et 117. [15] SD 13. Bernheim 1974-1988: 130-141. [16] SD 30. [17] Transcription manuscrite des procès-verbaux de la loge de Kittlitz, effectuée en 1842 par Merzdorf (Cirkelkorrespondenz Engbund No 130 - Hamburger Stadt-Archiv). Schröder 1806, Materialien I: 182. [18] SD 11. [19] Bernheim 1988: 93. [20] Rebold 1864: 91. [21] Guérillot 1993: XII et 179. [22] Coutura 1991: 91 et 93 reproduisant le fac-similé de la demande de passeport de Morin qui se trouve aux Archives départementales de la Gironde, cote 3E 24413. [23] Choumitzky 1928: 45. [24] Seal-Coon 1976: document N, face à la page 27. [25] J’ai identifié la signature du même Feuillas sur le registre de la loge Coustos-Villeroy où il reçut les trois premiers grades, le 24 mars 1737 (BN, Registre Joly de Fleury, vol. 184, f° 133 v°). [26] Si le code employé est celui des premières lettres adressées par Feuillas de Versailles à Bordeaux entre avril et juin 1746, comme il y a tout lieu de penser. Voir Bernheim 1988: 77, 81-82 et 113. [27] SD 15, lettre adressée à Bordeaux le 16 mai 1750, transcrite in Bernheim 1988: 117-118.. [28] SD 56. Bernheim 1988: 95. [29] Voir Bernheim 1974-1988: 100-101 et Bernheim 1996: 99-100. [30] SD 7. Date codée: ‘17e jour du 9e mois 5748’. [31] SD 6. [32] BN FM2 543. Le Bihan 1967: 390. Bernheim 1988: 87. [33] SD 30. [34] SD 38. du 7 juin 1752. [35] SD 34. [36] SD 45. Bernheim 1974-1988: 142. [37] SD 45. Bernheim 1974-1988: 141-150. [38] SD 56. [39] SD 116. [40] Daruty 1879. 193-196. Bernheim 1986-1987: 247-250. [41] Begemann 1913: 4. [42] Choumitzky 1928. Voir la lettre du 7 mars 1765. [43] Alain Le Bihan fut le premier à mentionner cette correspondance (Le Bihan 1967: 393). [44] Guilly 1992: 87-88. [45] Choumitzky 1928: 43, 44. [46] Le 10 janvier 1797, à Philadelphie, Le Barbier Du Plessis écrira: « Franckin [Francken] had received his patent from... Morin, 1762, at the said island of Jamaica. » (NMJ 1876: 19). [47] Résumé de ce que Richardson Wright a découvert sur Francken, décédé le 20 mai 1795 à la Jamaïque, in Bernheim 1986: 11. Voir Bernheim 1995 pour ce qui concerne l’activité maçonnique de Francken à Albany et en Amérique du Nord. La lignée qui aboutit au Grand Commandeur du Suprême Conseil de Charleston en 1801, John Mitchell, commence par Moses Michael Hays, promu député Inspecteur par Francken. [48] La date 30 juin 1771, indiquée in Hewitt 1977: 210, est erronée ainsi qu’on peut le constater d’après le fac-similé de la certification finale du manuscrit reproduit in Jackson 1980: 53 et 1987: 54. [49] Hamill 1984: 201. [50] Lindsay 1958: 73. Lindsay 1961: 100. [51] Pour d’autres détails sur l’économie des MS Francken, voir Bernheim [Eliah Ben Ramin] 1995: 133-137. [52] Reproduction en fac-similé de ce texte imprimé en 1832 en annexe de Bernheim 1986-1987: 283-292. [53] Le texte des Constitutions de 1762, imprimé dans le Recueil en 1832, est presque identique (les différences entre les deux versions sont analysées in Bernheim 1986-1987: 33-37) avec celui que contient le Livre d’Or du comte de Grasse-Tilly, document conservé à la Bibliothèque Nationale sous la cote FM1 285. Le plus ancien acte de Grasse-Tilly, consigné dans ce Livre d’Or, est daté du 3 septembre 1796 à Charleston. Les deux textes s’accordent pour affirmer que les Constitutions de 1762 furent faites à Bordeaux par neuf commissaires nommés par des Princes du Royal Secret. Les Constitutions de 1762 et celles de 1786 sont liées de manière indissoluble en vertu du premier article des Constitutions de 1786, libellé dans la Version Française comme suit : « Les constitutions et les règlemens faits par les neuf commissaires nommés par le grand conseil des princes du royal secret en 5762, seront strictement exécutés dans tous leurs points, excepté dans ceux qui militent contre les articles de la présente constitution, mentionnés dans ces présentes. » Dans la Version Latine, cet article est rédigé différemment, mais son sens est identique. [54] Acta Latomorum I: 74 et 76. Bernheim 1988: 74. Thory connaissait une version du texte des Constitutions de 1762, puisqu’il en reproduisit l’article II dans Histoire de la Fondation du Grand Orient de France (1812), pp. 124-127. [55] Hewitt 1977: 208-210. La transcription de Hewitt présentant de légères inexactitudes, je reprends ici le texte publié in Jackson 1984: 184. [56] Jackson 1980: 256. [57] Bernheim 1984: 165. Bernheim 1986-1987: 32-37. [58] Bernheim 1984: 168-169. [59] OB IX: 170.
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